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Rebecca Journo : « Portrait » d’autoportraits

Création à l’Atelier de Paris d’une intrigante étude sur le geste de la représentation de soi par la camera oscura. 

Cela s’appelle Portrait, mais y a-t-il portrait ? On donne habituellement à ce dernier le rôle de représenter une personne, que ce soit de façon réaliste ou stylisée, figurée, idéalisée… Des quatre interprètes, dont elle-même, Rebecca Journo ne livre ici pas de traits personnels mais s’intéresse au processus du portrait et plus encore à celui de l’autoportrait. De cette approche de soi-même, elle creuse les tensions intimes et les subtils messages témoignant d’un sentiment de perdition, et parfois du désir de renouer avec soi-même [lire notre entretien]. 

Si l’objectif d’un portrait est de nous amener vers la personne représentée, le quatuor de Journo démultiplie le model, créant paradoxalement une forme de distanciation, voire de dépersonnalisation. Et c’est justement ce qui rend cette étude si intéressante. A l’instar du model, la boîte noire du théâtre se fractionne et se démultiplie pour se substituer à l’outil visuel qu’est la camera oscura. Aussi on rentre dans une sorte de portrait de l’outil portrait, mis en évidence par l’outil théâtre, pour questionner l’objectivité de l’appareil photo, souvent déformant et réifiant tout en revendiquant une objectivité factice. Par exemple quand le dieu image crée la femme-objet, manipulée face à l’objectif. 

Failles fatales

Le théâtre, lui, n’a pas la prétention de l’objectivité et assume son caractère subjectif, ce qui fait toute sa valeur. Le regard subjectif sur soi-même étant le vecteur de tout autoportrait, ce qui lui confère sa théâtralité, on constate naturellement que l’idée de celui-ci est largement dominante dans Portrait. De là à dire que Autoportrait serait un titre plus adapté s’interdit du fait que l’intention de la chorégraphe n’est pas de se représenter mais d’interroger les failles parfois fatales de l’être humain, en particulier à partir des autoportraits de Francesca Woodman, de ses troubles existentiels à son suicide.

Mais le quatuor féminin rassemblé par Rebecca Journo enchaîne également les poses comme lors d’un shooting de mode, où on fait briller la surface et la pose devient un masque. Portrait  retourne alors le processus comme un gant. Par un travail très précis sur le fond comme sur la forme, Portrait utilise les mêmes gestes et regards pour révéler la face cachée, faite de fragilité et d’abîmes psychiques. Et de temps à autre quelque chose se met à grincer à l’intérieur d’elles et dans la mécanique des corps. Ce sont bien sûr ces endroits-là que Journo entend explorer, les mettant en évidence par une mécanique visuelle toute aussi implacable, dans un univers sans la moindre couleur. Seul le blanc et le noir existent, à moins qu’une paire de lèvres rouges ne se détache ici ou là d’un visage blanc…

Galerie photo © Maxime Leblanc

A la croisée des transcendances

Quand Véronique Lemonnier ouvre le bal en parfaite incarnation des figures modiglianiennes, tout sentiment ou mouvement naturel est écarté d’emblée. Suivent des êtres aux mouvements saccadés et aux corps articulés à l’extrême, dressant leurs propres portraits comme dans un miroir déformant. A travers différents types de verres, tels des filtres prismiques, métaphores d’un psychisme déboussolé, on dévisage des portraits de plus en plus distordus, où se croisent des transcendances de tous horizons : l’expressionisme, le mime, le butô et un soupçon d’Egon Schiele et autres Francis Bacon pour créer un théâtre dans le sillon d’un Kantor, d’un Grotowski ou, plus près de nous, Josef Nadj. 

C’est par un travail de haute précision sur chaque geste et chaque expression, comme sur les lumières et l’environnement sonore – même si certains tableaux souffrent d’inutiles surcharges sonores – que Rebecca Journo crée un univers singulier de haute intensité, reflet de troubles intimes et intemporels. Aussi Portrait confirme que Journo est une artiste à l’écriture poignante qui mène, par un dialogue intrigant avec l’art du geste, un travail singulier sur la face cachée des êtres en prise avec des assignations sociales et de genre.

Thomas Hahn

Atelier de Paris CDCN, dans le cadre du festival Faits d’Hiver,  le 10 février 2023,          

Portrait

Conception & chorégraphie · Rebecca Journo
Créée en collaboration avec et interprétée par Véronique Lemonnier, Vera Gorbatcheva, Lauren Lecrique, Rebecca Journo
Création sonore & musicien au plateau · Mathieu Bonnafous
Scénographie · Rebecca Journo, Guillemine Burin des Roziers
Création lumière et régie générale · Jules Bourret
Création costume · Coline Ploquin
Regard extérieur · Raphaëlle Latini et Tomeo Vergès

 

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