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Quelle(s) danse(s) pour le monde après le confinement - vol. 8

Dans Life must go on de Jo Juhyun, tous les danseurs portent des masques respiratoires. La chorégraphe explique ses choix. 

Danser Canal Historique : Vous enseignez la danse à la Korea National University of Arts de Séoul et vous avez conçu l’édition 2020 du Ballet Festival Korea. Vous venez de créer Life must go on au Korea World Dance Stars Festival. Dans cette pièce, les danseurs portent des masques de protection, du début à la fin.  On comprend bien sûr la référence à notre quotidien avec la Covid-19, mais on ne s’attendait pas à voir des danseurs avec des masques, et surtout pas dans une pièce demandant un effort physique aussi intense.  

Jo Juhyun : Je voulais créer une pièce qui parlerait de notre avenir, de ce que l’humanité risque de devenir avec cette pandémie et de ce qui pourra arriver à ma danse. Je voulais évoquer cette obligation de mettre le masque quand on sort de chez soi. Life must goon découle d’une autre pièce, intitulée Inspiration, l’œuvre principale de mon répertoire. Je la recrée régulièrement. Entre 2008 et 2019, il y en a eu plusieurs versions, avec des distributions différentes et sur différentes thématiques, mais toujours avec le Bolérode Ravel comme partition musicale. En 2008, les interprètes étaient mes étudiants. En 2019 certains sont revenus de leurs compagnies respectives dans le monde entier, à Paris, Boston, New York, Saint Pétersbourg etc. 

DCH : Dans Life must go on, on voit des projections de la version 2019 d’Inspiration, mais les danseurs ne portent pas de masques. C’est plutôt une image romantique et fantomatique du ballet. Aujourd’hui, dans Life must go on, l’ambiance est plutôt oppressante et sombre, mais très chargée et énergétique. 

Jo Juhyun : En effet, dans la situation actuelle, avec le coronavirus, la pièce ne raconte plus la même chose. En plus, en 2008, il y avait trente danseurs. Aujourd’hui, ils sont dix. Dans Inspiration, j’aborde les sources et le cheminement de mon processus créatif. Le vocabulaire est classique, il cherche la beauté et l’or est une couleur très présente, pour parler d’inspiration. Life must go onest une pièce sur un sentiment de désespoir, avec un vocabulaire assez rauque et même dur. On veut que le public engage une réflexion sur cette situation. J’ai renouvelé la moitié de la chorégraphie et le thème, alors qu’au départ je voulais là aussi parler de mon inspiration. Mais le virus en a décidé autrement. 

DCH : Pourquoi le Boléro ?

Jo Juhyun : Je voulais parler de la façon dont l’inspiration vient à moi et comment, dans la profusion des motifs, des images et des idées se crée une structure, avec ses différentes couches qui s’ajoutent et se superposent - exactement comme dans le Boléro où les instruments s’ajoutent les uns aux autres. J’ajoute ici, couche par couche, mes différentes lignes et formes géométriques. 

DCH : La version 2020 est donc la première dans laquelle les danseurs portent des masques de protection ? 

Jo Juhyun : C’est en 2015 que j’ai eu pour la première fois l’idée de travailler avec des masques, car il y avait un grand problème de pollution de l’air en Corée, dû aux émissions de l’industrie chinoise qui traversent la mer. A Séoul, tout le monde a une application sur son téléphone qui indique, pendant ces épisodes de pollution, quelle est la qualité de l’air du jour. Tout le monde est ainsi averti s’il est recommandé de sortir dans la rue ou pas. Dans la presse, j’avais vu une photo prise en Chine où on voyait quelqu’un aller au travail avec un masque à gaz. Et j’ai senti que notre avenir serait ça. Et je me disais qu’un jour, je ferais une pièce sur cette question. 


DCH : Il est pourtant tout sauf évident de danser avec ces masques !

Jo Juhyun : J’ai essayé beaucoup de types de masques. Certains étaient trop jolis et les danseurs évoquaient des oiseaux. Je ne voulais pas un « joli » masque ni quelque chose à la mode mais quelque chose de grotesque, de brut. Un jour, en février, un danseur a amené exactement ça : un masque professionnel que sa mère lui avait envoyé, pour qu’il puisse se protéger du coronavirus. Sa mère vit à Busan, et cette ville était à l’époque le foyer principal du coronavirus en Corée. Nous avons essayé ce masque, et il était parfait. En plus il avait l’aspect que je recherchais: gris, brut, moche et même un peu violent. On ne voit personne porter ça dans la rue ! Entretemps, nous avions même essayé de danser avec des masques à gaz de l’armée, mais ils sont trop lourds et il est trop difficile de respirer. 

DCH : De toute façon, les masques à gaz nous renvoient des images de guerre. Ce n’est peut-être pas tout à fait approprié. 

Jo Juhyun : Mais quand on regarde les statistiques mondiales, on constate qu’il y autant de morts que pendant une guerre! Personne ne sait pendant combien de temps - plusieurs années peut-être - nous allons devoir lutter contre ce virus. Qui sait si nous ne serons pas  obligés de porter le masque même entre nos quatre murs? Avec ma pièce, je veux dénoncer le côté inhumain de cette situation. C’est une pièce où on voit les danseurs lutter. 

Galerie photo © Park Sang Yun
 

DCH : Ces masques empêchent aussi de se faire entendre. Ils rappellent les masques dans le duo Chawchra de Selim Ben Safia et Marwen Errouine, qui parlent du désir de liberté d’expression et de libertés civiques. Le masque ne renvoie pas aux mêmes choses, selon le contexte. Allez-vous continuer à donner Life must go ontant que nous luttons contre la Covid-19, pour revenir à Inspiration par la suite? 

Jo Juhyun : J’aimerais reprendre Inspiration, mais Life must goon pourrait être demandé à nouveau, et pourquoi pas pour une diffusion en ligne ? La cinéaste avec laquelle j’ai travaillé pour les projections dans Life must goon est intéressée et pense que nous pourrons créer un objet filmique qui aurait un impact fort. 

Propos recueillis par Thomas Hahn, Séoul, août 2020.

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