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Quelle(s) danse(s) pour le monde après le confinement - vol. 4

A Beyrouth, le projet Maqamat, porteur du festival bipod, a perdu son lieu et son existence matérielle. C’est dans les sphères virtuelles qu’il continuera à connecter la danse libanaise avec le reste du monde. Omar Rajeh et Mia Habis développent une nouvelle approche du spectacle, du public et du rôle de la danse dans un monde en mutation. Ils dévoilent ici la pensée et la structure de leur projet #LocalCitiesGlobalBodies. Coronavirus oblige, nous les avons croisés sur Skype, et en même temps dans leur nouveau domicile, lyonnais où ils venaient à peine de s’installer quand il a fallu se confiner !

Danser Canal Historique : Vous annoncez un projet « en réponse au Covid-19 », projet qui pourrait répondre au confinement par un déconfinement virtuel. Vous l’appelez #LocalCitiesGlobalBodies. De quoi s’agit-il ? Omar Rajeh et Mia Habis : Nous organisons à Beyrouth le festival bipod où nous invitions des compagnies internationales et en même temps nous avons établi la Citerne, un centre culturel d’un genre qui n’avait jamais existé au Liban. Tout ça a été balayé, fin 2019. Mais ça ne veut pas dire que nous avons perdu l’essence de ce que nous sommes. L’objectif de #LocalCitiesGlobalBodies est de créer une plateforme numérique qui hébergera les activités qui se déroulaient physiquement à Citerne Beirut, la salle de spectacles de notre association, Maqamat. Cette plateforme, que nous espérons planétaire, permettra de présenter des projets qui n’ont pas pu être montrés dans leur contextes culturels respectifs, pour des raisons économiques, sociétales ou artistiques. L’autre volet de #LocalCitiesGlobalBodies concerne l’organisation de conférences et débats au sujet de ce que la danse et les arts peuvent proposer en termes de nouveaux modèles. Ça pourrait devenir un projet énorme, mais nous y allons pas par pas, pour essayer de penser les choses autrement.

DCH : Vous avez subi à Beyrouth une crise économique et politique, doublée de celle du coronavirus. Mais votre exil numérique qui en résulte dessine aussi la possibilité d’un départ vers de nouveaux horizons. Les artistes que vous présentez dans le cadre du festival bipod pourraient multiplier leur public. Mais dans quelles conditions de création et de représentation des œuvres?

Omar Rajeh et Mia Habis : Aujourd’hui le spectacle chorégraphique se manifeste aux abords des espaces numériques, et pourtant nous raisonnons généralement encore en termes de salles de spectacles. C’est une erreur car dans l’ère numérique, un spectacle peut avoir lieu dans une cuisine autant qu’en pleine nature. L’idée même d’un espace théâtral s’en trouve transformé, tant qu’on dispose d’une connexion internet. Notre plateforme permettra d’assister à un spectacle dans les mêmes conditions, où que l’on se trouve sur la planète. Donc, une œuvre ne sera pas regardée dans le contexte spécifique du Nigeria ou du Liban, par exemple, mais dans un espace commun et transnational.

DCH : Une nouvelle utopie?

Omar Rajeh et Mia Habis : En effet, #LocalCitiesGlobalBodies pourrait aussi, si le succès est au rendez-vous, construire sa propre communauté, et celle-ci serait globale, pas locale. C’est pourquoi nous commençons à développer une approche mondiale, pour les artistes, les organisateurs et le public. Une nouvelle façon d’aborder les arts pourrait en résulter, où l’espace-temps unique du spectacle deviendrait un temps avec une multiplicité d’espaces. Notre réflexion sur les espaces de création a commencé à Citerne Beirut où nous voulions proposer un espace à géométrie variable pour que les artistes puissent trouver un cadre adapté à leurs idées plutôt que devoir adapter leurs idées à un espace disponible.

DCH : Dans le monde du spectacle diffusé sur une plateforme numérique, c’est surtout le public qui se trouvera dans des espaces isolés, au lieu de partager la salle. Ce serait tout de même une perte considérable.

Omar Rajeh et Mia Habis : Certes, nous devons nous interroger sur ce qui fait l’essence de la danse, et pour nous, elle réside dans la confirmation de la présence, qui est une expression de notre existence. Mais devons-nous vraiment continuer à chercher à être en scène, face à un public assis sur des sièges de velours ? Il se peut que cela ne soit plus possible pendant longtemps. Il est vrai que le concept même de public va changer. L’artiste ne se réfère plus à un public local ou national, mais dans une idée plus large. Nous devons donc chercher de nouveaux modèles pour présenter l’essence de la danse, à savoir notre expression en tant qu’humains. La question que nous nous sommes posée était de savoir comment on peut créer une approche pour un public numérique qui serait autre chose que la vidéodanse. L’élément le plus important est le streaming en temps réel, sans podcast ultérieur. Ce sera comme aller au théâtre, tout en restant chez soi. Il s’agit d’utiliser l’espace numérique comme un vecteur artistique, pas seulement comme un média de transmission ou comme une fenêtre à travers laquelle on regarde une œuvre.

Mia Habis danse dans Room :

DCH : Quelle identité et quelle structure comptez-vous donner à Bipod 2020 que vous allez organiser dans le cadre de #LocalCitiesGlobalBodies ? L’événement se déroulera-t-il sur une période précise ou dans un flux temporel? 

Omar Rajeh et Mia Habis : Le projet est en préparation. Nous sommes en train de travailler sur la réalisation technique de la plateforme numérique. Notre objectif est d’ouvrir #LocalCitiesGlobalBodies en septembre 2020 avec l’édition de bipod qui devait se tenir fin mai à Beyrouth et qui ne peut avoir lieu. Certains projets que nous voulions présenter pourront participer sous une forme adaptée, par exemple pour des espaces non conventionnels. D’autres pièces seront créées spécialement pour l’écran et d’autres encore pourront être transmises depuis un plateau de théâtre. Dans l’ensemble, on devrait déjà voir un festival avec une identité nouvelle. Déjà, les propositions pourront être réalisées partout dans le monde, et non seulement à Beyrouth. Mais le projet doit avoir une direction artistique. Ce ne sera pas un simple espace où tout le monde pourra poster quelque chose. Nous voulons certes une ouverture maximale, mais sans sacrifier la lisibilité du projet ni celle de notre engagement politique et sociétal.

DCH : On peut faire confiance aux artistes pour relever ces défis. Ils sont bien plus libres et donc plus rapides que les scientifiques qui développent le vaccin contre le virus ! (rires)

Omar Rajeh et Mia Habis : Nous allons sur un terrain inconnu et ne pouvons réaliser le projet seuls. Nous sommes heureux d’annoncer que la Maison de la Culture d’Amiens nous soutient déjà et nous  recevons également le soutien de Relais Culture Europe qui organise une manifestation en septembre. Nous essayons de coopérer avec eux pour organiser des tables rondes et des conférences, dans le but de mieux cerner ce nouveau territoire que nous voulons explorer. Nous sommes aussi en discussion, pour d’autres projets, avec des partenaires français et internationaux comme la Maison de la Danse et Mercat dels Flors à Barcelone. Nous aimerions vraiment trouver des partenaires sur plusieurs continents et construire #LocalCitiesGlobalBodies dans une approche mondiale. 

DCH :  Comment se décline votre engagement politique et sociétal auquel vous faites référence, dans un monde en mutation ?

Omar Rajeh et Mia Habis : Même avant l’apparition du coronavirus, l’édition 2020 de bipod devait se dérouler sous le thème « Unité et solidarité », en raison de la situation politique et économique au Liban. Nous avons participé aux manifestations contre la classe politique libanaise. La question de savoir comment les artistes et le secteur culturel peuvent agir dans une situation pareille nous a animés en permanence. Que pouvons-nous faire pour soutenir ce peuple, dont nous faisons partie ? Mais cette préoccupation locale doit s’inscrire dans une réflexion planétaire, puisque le monde entier subit une mutation.

DCH : Quelle est votre vision du paysage culturel à venir ?

Omar Rajeh et Mia Habis : La question qui se pose aujourd’hui est celle de rebondir sur la crise actuelle pour repenser le rôle de la culture. Le paysage culturel d’avant Covid-19 n’était pas un paradis dont on nous aurait subitement chassés. Certaines structures ont fait leur temps et nous ne devrions pas employer notre énergie à les raviver. Il nous faut de nouveaux modèles et une nouvelle manière de penser la danse. Il nous faut beaucoup plus d’implication et d’engagement de la culture dans notre quotidien. Ça ne veut pas dire que la culture doit mener la contestation sociale, mais que les artistes devraient s’impliquer dans notre perception de la vie et dans sa logique, peu importe que l’on travaille dans des logiques et esthétiques plutôt concrètes ou abstraites. Il s’agit de participer à la création d’une vision globale. Pour notre projet, cela implique de s’attaquer aux notions de suprématie et de domination ainsi qu’au fait que nos cerveaux sont formatés par des idées d’opposition. On oppose les autochtones aux immigrés, les blancs aux noirs, l’Est à l’Ouest… Ce sont des concepts de société auxquels je ne souhaite pas participer. Je veux penser l’homme comme un humain.

BIpod à Beyrouth en 2018

DCH : Vous êtes aujourd’hui installés à Lyon. Comment avez-vous vécu votre départ, plus ou moins forcé, de Beyrouth ?

Omar Rajeh et Mia Habis : En fait, la question de nous installer en Europe était présente dans nos esprits ces cinq dernières années, puisque c’est en Europe que se déroule l’essentiel de nos tournées. Pour 2020, nous avions justement en vue une tournée en Russie, au Royaume Uni, en Allemagne, à Chypre et ailleurs, et nous nous sommes dits que si la situation à Beyrouth ne s’améliorerait pas, nous ne serions pas en mesure d’assurer ces dates. Quand nous avons compris que la situation au Liban allait se détériorer davantage, la décision d’aller en Europe s’est finalement imposée. Alors, pourquoi Lyon? Parce que cette ville est culturellement très active, en particulier en danse, et qu’elle se situe au cœur de l’Europe. En plus il y avait des vols directs entre Beyrouth et Lyon. C’était important car nous ne voulions pas laisser s’éteindre cette dynamique de la danse libanaise dans laquelle nous avions tant investi, à travers le festival bipod, les formations et le centre culturel Citerne Beirut, une grande structure en acier. Quand la municipalité a refusé de renouveler notre bail, nous avons réussi à trouver des soutiens pour reconstruire ce centre culturel dans un nouveau lieu. Mais ensuite, la situation économique du Liban s’est effondrée. Les banques ont tout simplement fermé. Nous avons quitté le Liban en décembre 2019. Nous travaillons désormais depuis Lyon, avec tout notre cœur, notre volonté. C’est ça qui compte et nous permet de nous battre, non pour danser, mais pour parler de toutes les questions évoquées, à travers la danse. Par chance, nous avons trouvé un appartement en centre-ville, quand sommes  tombés sur une propriétaire également étrangère et ouverte d’esprit. Mais en cherchant nous avons essuyé beaucoup de refus. Voilà justement le genre d’oppositions que nous voulons surmonter avec #LocalCitiesGlobalBodies.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Le projet de Mia Habis et Omar Rajeh ne verra le jour qu'avec des fonds.  Vous souhaitez les soutenir ? : www.maqamat.org

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