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« Pucie » par Julie Botet & Mel Favre

Pucie, première pièce de la Cie Sapharide fondée en 2016 par Julie Botet et Mel Favre, est servie par une interprétation remarquable.

Evidemment, trois femmes en tee-shirt blanc et culotte, assises en rond jambes largement écartées, une pastèques posée devant chacune d’elles, n'annoncent rien que l'on puisse montrer sans explication aux enfants… 

La lumière est tamisée, l'atmosphère concentrée. Une incision dans la peau des fruits laisse voir le rose nacré de leur pulpe : outre que cela donne quelques indications sur leur sort à venir, cela renforce indubitablement le climat général de sensualité féminine… En attendant, avec une lenteur et une concentration proche d'un butoh domestique et quotidien, les trois femmes se déplient, se déploient, et, soudain, d'un geste non dénué d'une étrange rage, déchirent les pastèques qui d'un craquement sec s'offrent en deux lobes sur la table. Comme le jaillissement de la folie des corybantes, mais nous reviendrons à Dionysos plus tard.

En attendant, toujours dans cette qualité de mouvement aussi lent que dense, les danseuses entreprennent de vider consciencieusement de leur pulpe les fruits. Or, la pastèque – plus grosse production de tous les fruits, en tonnage, au monde –  est essentiellement constituée d'eau. Donc cela jute, coule et dégouline. On reconnaît dans les gestes la tentation et le goût d'y céder ; cela ne manque pas : elles se vautrent dans le jus, se maculent, s'oignent et le blanc probe des sous vêtement se colore d'un jus rosé qui, sans être de sang, évoque bien volontiers quelques secrétions mystérieuses. Au bout de dix minutes, la pièce en est là, dans une tension dionysiaque que d'autres (au hasard, Archée de Mylène Benoit, vu la veille) mettent une heure et demi à atteindre… La pastèque possèderait donc quelques vertus proche de l’hallucinatoire, qu'on se le dise. Les poses d'extases des trois femmes sur la table tendraient à en témoigner, jusque dans la bave et le délire : une parenté certaine unit ce jus de fruit à celui de la treille, Dionysos toujours, lequel « on le sait, préfère les habitats modestes aux temples somptueux » (Marcel Detienne dixit)… 

Des coques vidées des pastèques, les trois ménades se font un ventre qu'elles glissent dans un jeu de sous vêtement de contention ou de maintien – c'est un peu pareil – et voilà trois parturientes saisies de la manie dansante. Sauts en seconde pliée (pas trop académique, on se doute), rituel et transe, cheveux mouillés de jus que l'on secoue jusqu'à l'oubli, le tout à deux, l'autre se séparant, mais partageant le même rythme obsédé, parfois se retrouvant, et reprenant de coup de hanche en balancement, jusqu'à l'épuisement. A quatre pattes, donnant des reins, tordant le bassin, le ventre toujours lourd et portant vers le bas, les dos creusé et la respiration haletante, les danseuses-femelles revendiquent l'animal, la sauvagerie et le désir. Et il est temps de rappeler que « la femme foudroyée par Dionysos « jaillit » (ekpèdant), qu'elle soit dans sa maison, sur le Cithéron au milieu des chênes et des sapins, ou astreinte au service monotone d'un sanctuaire » comme le raconte encore Marcel Detienne dans son Dionysos à ciel ouvert (Hachette, 1986)… La folie dionysiaque a tiré la femelle de la femme domestique, l'a détaché du carcan de sa vie quotidienne et des soins ménagers, l'a arraché à sa maternité et au traitement des fruits et légumes. La bacchante touche à l'extase ; mais il faut revenir de ce voyage.

La lumière sur le fond a viré à l'orange, les corps à contre-jour s’apaisent mais s'érotisent. Les trois se dévêtent les unes les autres, l'une après l'autres, déroulant les ceintures qui ceignait leur ventre pour en faire le chemin d'un retour au quotidien…

Construite sur ce cycle de la transe dionysiaque,  Pucie – le nom fait référence au « pussy » anglo-saxon, soit le sexe féminin –  est la première pièce d'une jeune compagnie (fondée en 2016) par deux chorégraphes, Julie Botet et Mel Favre, qui s'intéressent à la question du genre. Mais si le propos tient solidement, c'est surtout grâce à une interprétation absolument remarquable, ce jour-là, Laura Simonet, Julie Botet et Marie Sinnaeve. Car, chose rare dans le contexte avignonnais, une double distribution permet aux interprètes de s'abandonner totalement pour défendre cette exploration hallucinée au plus profond de la femme sauvage puis de se remettre des efforts et de la tension. C'est aussi une leçon sur ce point.

Philippe Verrièle

Vu le 23 juillet 2021, au Factory – théâtre de L'Oulle dans le cadre du festival Avignon Off.

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