À propos de « Fruit Tree » Entretien avec Lara Barsacq
Lara Barsacq présente en France sa nouvelle pièce Fruit Tree. Après les premières représentations données à L'Atelier de Paris-CDCN (lire notre critique), la pièce sera à l'affiche de La Manufacture-CDCN de Nouvelle-Aquitaine, à Bordeaux le 16 décembre prochain. Entretien ...
Danser Canal Historique : Léon Bakst, l’oncle de votre grand-mère, grâce à ses dessins de Nijinski dans Le Faune, a permis, avec les photos d’Adolf de Meyer et d’autres éléments, de se faire une idée assez précise de ce ballet. Comment avez-vous fait pour vous documenter sur Les Noces de Bronislava Nijinska qui est au départ de votre pièce ?
Lara Barsacq : Il y a eu un côté plutôt facile, dans le sens ou l’œuvre a été remontée par plusieurs compagnies de ballet. On peut aujourd’hui taper sur Youtube Les Noces et voir l’œuvre dans son entièreté. Après, ce n’était pas mon envie de partir exactement sur l’œuvre existante. Dans le processus de création, ce qui pour nous a été le point d’inspiration ont été les photos de Joseph Enrietti où l’on voit les répétitions du ballet des Noces à Monte-Carlo, en plein air. À partir de ces photos, nous avons écrit des partitions chorégraphiques. Nous nous sommes appropriés l’œuvre à partir de ces images-là en s’appuyant aussi sur un texte en anglais de Robert Johnson, Ritual and Abstraction in Nijinska’s Les Noces (1987) qui explique que Nijinska était attirée par l’art byzantin. Nous sommes donc allés chercher dans les icônes russes religieuses. Pas pour toute la pièce donc, uniquement sur ce que nous voulions dégager de celle-ci. Il y a aussi des textes écoféministes… Les longues tresses des femmes nous faisaient penser à des racines. Se dégageait une sororité des femmes autour de la mariée.
DCH : Pourquoi, dans votre cas, créer une pièce à partir de l’œuvre d’une autre, et d’un autre siècle ?
Lara Barsacq : C’est ma troisième pièce autour des Ballets russes. La première était autour de Léon Bakst, l’oncle de ma grand-mère. Dans les archives, j’ai trouvé ce monde passionnant des Ballets russes. J’ai trouvé qu’il y avait énormément d’inspiration, très peu de films, une grande place à l’imaginaire. Léon Bakst parlait beaucoup de sa muse Ida Rubinstein. Je suis allée dans les archives chercher tout ce que je pouvais sur Ida Rubinstein. Comme elle collaborait beaucoup avec Nijinska… Il y avait aussi, quand j’avais une quinzaine d’années, sur Arte, des vidéos qui passaient en boucle, en entier : d’une part, Les Noces, de l’autre, Hopplà ! d’Anne Teresa De Keersmaeker, vous voyez, ce film ?
DCH : De Wolfgang Kolb
Lara Barsacq : Voilà, exactement. J’étais passionnée de danse. À l’époque, il n’y avait pas Internet, j’allais très peu voir des spectacles de danse, mes parents ne m’emmenaient pas. Il y avait peut-être Musique au cœur, d’Ève Ruggieri…
DCH : Quelle version des Noces passait sur Arte ? Celle de l’Opéra de Paris ?
Lara Barsacq : Celle du Mariinsky. Elle passait en boucle, chaque heure ou toutes les deux heures, je ne sais plus. J’attendais, je re-regardais, j’essayais d’analyser. Il y avait une sorte de flou, d’amalgame dans mon imaginaire de ce que j’avais retenu entre l’œuvre de Bronislava Nijinska et Hopplà ! et j’ai trouvé intéressant, en en parlant avec les interprètes, de trouver une forme où il serait possible de mêler les deux. Cela veut dire quoi ? Quel genre de gestuelle en mêlant la symétrie, la rigueur, l’austérité de l’œuvre de Bronislava et la sensualité, la légèreté, la répétition dans Hopplà !…
DCH : De rigueur aussi…
Lara Barsacq : Grande rigueur des deux côtés. Une austérité aussi : tous les vêtements sont assez sombres. Il y a deux danseurs d’Anne Teresa De Keersmaeker qui travaillent avec moi sur Fruit Tree. Donc, nous avons essayé de voir quel genre de gestuelle pouvait exister, une nouvelle gestuelle qui appartiendrait aux interprètes et à moi-même, qui serait teintée des deux autres. C’est juste parce que j’avais cette obsession de mes quinze ans ! Vous m’avez demandé pourquoi aller chercher aussi loin. Parce que Léon Bakst c’est ma famille. C’est Ida Rubinstein qui était en poster au-dessus de la table de la cuisine chez moi. Et au final, c’est la découverte des archives. Une énorme source d’inspiration et d’un temps sacré.
DCH : Vous l’avez vu danser, Ida Rubinstein dans un film italien muet ?
Lara Barsacq : Ah oui, La Nave, bien sûr [La Nave, 1921, de Mario Roncoroni et Gabriellino D’Annunzio, un des fils de Gabriele D’Annunzio].
DCH : Nijiinska avait eu du mal, je pense, à se faire un prénom. C’était déjà un monde de machos qui gouvernait la danse. Lorsque des chorégraphes comme Massine, Balanchine, Lifar prirent la succession de Nijinski, elle fut assez vite écartée. Est-ce aussi votre impression ?
Lara Barsacq : Oui, tout à fait. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Nijinska, n’y avait que deux livres sur elle. Je me dis : c’est fou qu’il y ait dans le monde du spectacle très peu de noms de femmes qui ressurgissent aujourd’hui. Nijinska a créé plus de soixante-dix pièces et pourtant il n’y en a plus que trois au répertoire. Il y a très peu de livres…
DCH : Lynn Garafola en a écrit un qui va sortir prochainement…
Lara Barsacq : Génial. J’ai eu la chance de pouvoir lui parler. La Bellone, maison du spectacle à Bruxelles où j’ai fait une résidence, a un concept où ils vous demandent si vous voulez téléphoner à quelqu’un pour être aidé dans votre création. J’ai tout de suite dit : Lynn Garafola, si elle est d’accord ! Je lui ai écrit un mail, elle m’a dit : oui, pas de problème. J’ai pu m’entretenir avec elle pendant deux heures. C’était passionnant.
DCH : Avez-vous vu la version des Noces d’Angelin Preljocaj ?
Lara Barsacq : Oui, oui, bien sûr. C’est une magnifique version. J’ai dansé avec la compagnie Batsheva il y a longtemps et il l’a remontée avec eux, pas par sa compagnie. La composition de Stravinsky est un chef d’œuvre.
DCH : Pourquoi le titre de votre pièce, Fruit Tree, est-il en anglais ?
Lara Barsacq : Je suis trilingue, déjà.
DCH : Justement, vous pourriez utiliser l’une des deux autres langues…
Lara Barsacq : Oui, c’est vrai. Mais parce que je pense beaucoup en anglais aussi. J’avais vraiment envie de ne pas dire que j’allais faire Les Noces.
DCH : À cause de Stravinsky ?
Lara Barsacq : Voilà, et de porter cette œuvre qui est tellement énorme… Il y avait cette métaphore avec les racines.Et il y a cette chanson de Nick Drake, Fruit Tree, très mélancolique, très belle, que j’aime beaucoup, qui parle d’une personne qui a une reconnaissance après sa mort. Tout faisait un lien.
DCH : La musique de Carlos Garbin a-t-elle un rapport avec celle de Stravinsky ?
Lara Barsacq : Pas tellement. J’avais envie que les interprètes puissent tout faire sur le plateau. Jouer toute la musique, à part celle de Stravinsky qui est lancée à un moment donné par la régie. Tout est joué en live. Carlos Garbin est musicien. Il est aussi danseur. L’idée, pendant les improvisations, était que les interprètes créent leur propre musique, avec un thème donné. Lost in Ballets russes (2018) est un solo, un solo créé pour moi ; dans Ida don’t cry me love (2019), c’est trois personnes au plateau, trois femmes ; dans Fruit Tree (2021), ils sont quatre, mais je ne suis pas sur scène.
Propos recueillis par Nicolas Villodre le 11 décembre 2021.
Fruit Tree Le 16 décembre à 20h à La Manufacture, Bordeaux
La Manufacture-CDCN de Nouvelle-Aquitaine, Bordeaux-La Rochelle
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