Programme Béjart par le Ballet de l'Opéra national de Paris
L'Opéra retrouve Béjart avec des pièces du répertoire, L'Oiseau de feu, Le Chant du compagnon errant et Le Bolero et quoi que l'on en dise, le rendez-vous a tout du guet-apens, tant, contrairement au discours, la compagnie ne sait plus danser l'œuvre du chorégraphe. Manque d'une danse d'homme et c'est une femme, Dorothée Gilbert qui sauve la soirée.
N'en déplaise à la légende dorée qui déjà fait vérité officielle, l'Opéra de Paris n'a jamais été un objectif ou un fantasme pour Maurice Béjart, ce qui fait une différence majeure d'avec son « camarade » Roland Petit… Et si la « Grande Boutique » se targue de la vingtaine d'œuvres du chorégraphe à son répertoire, sur le volume que celui-ci produisit, cela reste modeste (surtout si l'on se souvient que certaines comme Arepo (1986) ou Le Concours (1985) ont été spécifiquement pensées pour la Maison et d'autres comme Salomé (1985) pour une figure bien précise, Patrick Dupond en l'occurrence … Pour mémoire, la seule pièce notable de Béjart à l'opéra de Paris au cours de ces dix dernières années fut Kabuki en 2012 par le Tokyo Ballet (compagnie invitée)… Le programme de l'Opéra peut annoncer « Le compagnonnage de Maurice Béjart avec l’Opéra national de Paris aura duré plus de quarante ans », cela reste un compagnon chichement aimé et plutôt errant ! Si l'on se réfère au dernier travail sérieux publié sur le répertoire du ballet de l'Opéra (celui de Christophe Ghristi en 2013 chez Albin Michel), en 2009, Balanchine avait inscrit dix-huit créations au répertoire, le sus-dit « camarade » Roland est crédité de plus de vingt-cinq opus et Robbins de treize… Pour Béjart dix-sept ! Si l'on compare le chiffre à la production de l'artiste, le pourcentage est faible (a fortiori si l'on rapproche ce pourcentage de la production des Noureev au répertoire de l'Opéra, pour un exemple non dénué de polémique…)
Or, bien danser une œuvre suppose une certaine régularité dans la fréquentation et le bas blesse, manifestement d'autant qu'entre le Béjart du début – disons de Sonate à trois (1957) à la IXème symphonie (1964) et les œuvres plus tardives (en gros, les années 1980) – le changement stylistique est important. Sans parler des pièces complexes comme Pli selon pli (1975), Béjart constitue un domaine chorégraphique non moins difficile à aborder que Cunningham ou Forsythe, mais que l'Opéra de Paris ne cultive qu'assez rarement. Pourtant « Momo les belles mirettes » reste un chouchou du public et une garantie de grasses recettes : à part lui, qui pourrait remplir d'une assistance ravie, pour un spectacle d'à peine une heure de danse, l’Opéra Bastille avec seulement une table, une danseuse et 50 figurants… Et pendant un mois ? Donc, Maurice, mal aimé mais cash machine.
Le problème, ce fut de faire programme. Alors, L'Oiseau de feu. Pièce courte (22mn), musique repérée (la troisième suite du ballet de Stravinsky composée en 1910), un beau rôle de soliste où s'illustra en son temps Michaël Denard (un petit hommage n'aurait pas été malvenu pour ce grand danseur mort le mois dernier) et qui fut le cheval de bataille du Théâtre du Silence (direction Lefèvre-Garnier pour qui feindrait de l'avoir oublié). La pièce commence sur un mouvement à huit assez rugueux découvrant soudain l'Oiseau de feu, rouge dans l'univers bleu froid. Ce dernier donne l'énergie à un groupe de Révolutionnaires, avant de perdre foi et courage et d'être revivifié par l'arrivée d'un renouveau-phénix. Cela doit brûler du feu de la révolte comme à l'origine et donne ici plutôt le sentiment qu'il y a eu du rab de Lexomil à la cantine. Mais surtout, erreur de style, les danseurs ont cherché à faire entrer la danse de Béjart dans leur style classique alors que c'est l'inverse que cherche, à l'époque, le chorégraphe. Revendiquant une forme personnelle, il y faisait dans ces années entrer les danseurs académiques presque malgré eux. La nuance n'est pas mince et la comprendre éviterait ces préciosités de mains mignardes et ces poses affectées où chacun semble regarder s'il a bien fait le mouvement comme appris à l'école. Tout est soigné, bien rangé et délicat. Mathieu Ganio n'enflamme en rien les Révolutionnaires, il prend le thé avec Proust sur une musique dirigée comme du Reynaldo Hahn (le chef, Patrick Lange n'osant pas même la couleur Rimski-Korsakov). Florimond Lorieux et les Oiseaux dansent proprement et, quand ils arrivent, rien ne déborde du cadre. Impossible, à voir cette interprétation, de comprendre qu'en 1970, ce ballet fut un étendard de la modernité.
L'année suivant la création de L'Oiseau de feu (plus précisément de cette seconde version car Béjart avait entièrement recréé sa pièce), le chorégraphe propose Le Chant du compagnon errant, bouleversant duo, créé initialement, en 1971, par Rudolf Noureev et Paolo Bortoluzzi, excusez du peu ! Mais l'Opéra n'est pas en reste et la version Dupond-Didière reste dans les mémoires, sans parler de ce sommet violent et retenu de complices infiniment rivaux d'admiration : Rudolf versus Patrick en 1990. Certes, cela pose la barre très (trop?) haut pour Antoine Kirscher et Enzo Saugar qui se mesuraient à ce monument. Dès la première variation, quand le « jeune » s'éloigne de l'aîné, la catastrophe s'annonce. Enzo Saugar surjoue tellement les émotions qu'il y perd toute sincérité et quand Antoine Kirscher s'engage, le duo vire au concours de modèle pour examen de fin d'année chez feu Jacques Dessange. Nul besoin de savoir si ces deux-là s'entendent : ils sont de mèche ! Pas un cheveu qui bouge ; tout est bien joué, propret et bien fait. Pas de feu et trop de coiffeur, la danse de Béjart diluée dans les affects ; cela manque de maître de ballet et déborde de Figaros. Jeunes danseurs, certes, mais absolument pas dans l'esprit de jeunesse béjartien, solaire, insolent voire canaille.
Et vint le Bolero. Créé initialement pour une femme, Duska Sifnios, mélodie entourée de quarante hommes incarnant le rythme, l'œuvre a trouvé en janvier 1979 une autre dimension quand, au Palais des Sports le chorégraphe confie le rôle central à Jorge Donn entouré de femmes, puis, six mois plus tard en juin 1979 à l’Opéra de Paris, entouré d’hommes. Cas singulier de changement de genre qui donnait à l'œuvre une dimension de rite mais renforçait encore cette idée que Béjart, décidément, chorégraphiait pour les hommes. Dorothée Gilbert se mesurant pour la première fois au rôle, rageuse et ouvertement sexuelle, elle prend la table d'assaut, impose son corps et force le regard.
Tout ne tombe pas juste et dès qu'il faut aventurer les grands dégagés, ça se déglingue un peu « m'enfout », et autre furia dit ce mouvement emporté et la Gilbert continue crânement. Peur de rien, elle s'assure, prend ses marques et cheveux épars, sueur et ahans, appelle autant qu’elle concède à l'envahissement final de son univers. Belle démonstration vraie et emportée, sans aucune affectation qui gueule la révolte et l'assurance. Aux saluts, toute petite entourée de ces messieurs, la femme puissante de la soirée à perdu cinquante centimètre et paraît infiniment fragile, pour en avoir, cependant, triomphé.
Béjart chorégraphie pour les hommes et Dorothée Gilbert témoigne, à rebours, de ce que ces collègues masculins ne savent plus faire. Oublier l'Ecole, donner la vérité du mouvement et non du pas, cesser de se regarder dans le miroir pour vérifier si les houppes « s'instagrameront » correctement, cesser de faire propre jusqu'au précieux pour être vrai. Respecter Béjart. Dorothée Gilbert le danse, elle, et jusqu'au moindre cheveu !
Philippe Verrièle
Vu à l'Opéra Bastille à Paris le 6 mai 2023
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