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Primavera, les 30 ans du CCN de Nantes

Les 21 et 22 mai, à l'occasion de Primavera, un week-end de fête que l'institution organise chaque année, anciens et actuels occupants des lieux se sont retrouvés pour célébrer cet anniversaire. Mais rien n'est tout à fait prévisible, heureusement, et cette cérémonie un peu attendue s'est transformée en véritable moment politique.

Il a fait beau, ce qui pour une célébration institutionnelle aussi volontiers compassée (et ce peut s'écrire en deux mots) que ces noces de perle entre le Centre Chorégraphique National et sa ville d'accueil est un bon point. Et personne ne pourrait nier que parfois, il pleut sur Nantes… Or pour ce samedi les lunettes de soleil étaient de rigueur. Les membres de l'équipe qui guidaient le public dans le Parc des Capucins, juste au dessus des bâtiments du CCN, prirent un peu le chaud tandis que Satchie Noro, artiste en résidence, proposait Sillas (chaise en espagnol) un projet chorégraphique avec des amateurs, chacun arrivant en file indienne avec sa chaise, développant d'abord une occupation de l'espace sur la base de lignes, puis s'engageant dans une manière de jeu des chaises musicales qui valait surtout pour la bonhomie et la fraîcheur de l'ensemble.

Infiniment plus complexe, Arpenteuses, qui suivait est un trio élaboré toujours par Satchie Noro, mais pour des danseuses de sa compagnie. Et le hasard des disponibilités fit même que la chorégraphe elle-même y tint sa place. Elle est même la première au milieu de ces chaises pliantes en bois réparties sur l'espace. Et elle se lève. Un mouvement lent, spiralé et qui accélère. Et cette injustice profonde de la présence. La danseuse n'a rien fait qu'être là, fluide et animée et le jardin tout entier semble concentré en un seul regard que trouble à peine l'arrivée successive des deux autres interprètes, Fleuriane Cornet, Natacha Kierbel, pourtant parfaites, jeunes, précises, engagées. Mais la présence est un mystère injuste dont Satchie Noro n'abuse pas.

Ensembles elles rassemblent une à une les chaises, bâtissent une arche que l'on pressent instable, mais qu'elles investissent avec une désinvolture délicieuse. On y construit un château, un chemin, un abri. On en oublie que tout cela se fait à trois ou quatre mètres du sol sur des chaises emboîtées les unes dans les autres et qui tiennent par un de ces miracles d'équilibre d'autant plus séduisants qu'ils ne laissent rien paraître de leur technicité (et l'on en peut féliciter le constructeur Silvain Ohl, auteur discret de ces agrès). Tout cela est beau comme l'enfance retrouvée à volonté.

De retour au CCN, dans le studio, en épargnant le long pensum des discours, réduit à un très sympathique jeu de révérences mutuelles entre Ambra Senatore et Benjamin Lamarche, l'actuelle équipe laissait la place à l'ancienne. Claude Brumachon proposait trois extraits, un solo tiré de Mutant (2016), l'ultime création du chorégraphe en ces lieux, dansé avec un bel engagement dans les changements d'états par Steven Chotard, les « Rameurs » duos issus du « best seller » Folie (1989) ou l'on retrouvait Elisabetta Gareri et Lucia Gervasoni, enfin Le Piedestal des vierges dont Elisabetta Gareri et Steven Chotard soulignèrent la violence au cœur même de la sensualité. L'ensemble valant démonstration du style Brumachon tant, malgré les 28 années séparant le plus récent du plus ancien de ces extraits, leur fraîcheur donnait pareillement la sensation qu'ils dataient d'hier…

Ensuite Ambra revenait (avec Roxana Del Castillo, ancienne de l'ère Brumachon, mais toujours dans l'équipe actuelle) pour évoquer par petits billets tombés, entre autres, du ciel, le quotidien d'un CCN. Petit intermède poétique où l'on voyait réapparaître le buste d'Igor Fosca. La sculpture du vieux maître qui avait veillée sur des décennies de danseurs au cœur du studio avait disparue pendant des travaux. Elle retrouvait son rôle.

C'est alors que ce produisit l'événement, mais nous y reviendrons.

Pour l'instant, Bernadette Tripier étant venue avec ses jeunes danseurs de Coline, voilà les treize impétrants de cette formation « professionalisante » s'engageant dans Aringa Rossa de Coline suivi de Scores soit, respectivement, une version adaptée de la pièce d'Ambra Senatore créée pour dix danseurs lors de la Biennale de Lyon 2014 et un concentré du People United (2021) de Joanne Leighton. Intéressant de constater combien l'exercice de resserrement sur trente minutes environ et pour de jeunes, mais bien formés, interprètes débutants rend hommage à l'intention des chorégraphes. Dans le cas d'Aringa Rossa, la pièce réduite à une épure gestuelle gagne une intensité que la « version originale » avait tendance à avoir dilué au point que l'on se prend à l'imaginer reprise pour une compagnie installée. Avec une conclusion plus structurée ce pourrait-être un véritable bijou. Pour Score, le résultat est encore plus étonnant. Serrée sur sa demi-heure, débarrassée des oripeaux divers et des anecdotes, devenue purement gestuelle, cette version rend mieux compte que la version originale (1h15) des intentions de l'autrice. La mécanique gestuelle apparaît d'autant mieux qu'elle est servie par des interprètes totalement investis mais sans intention de démontrer. Ils font ce qu'il leur a été demandé évitant la sur-interprétation et cela rend le propos beaucoup plus pertinent. Hommage, donc, à l'humilité des danseurs.

Et nous pouvons en revenir à l'événement. Ambra Senatore avait fini son évocation pleine de charme de la vie de CCN quand elle se prit d'inviter Claude Brumachon à prendre la parole, lequel n'a guère de goût pour les discours (qu'il laisse volontiers à Benjamin Lamarche). Le chorégraphe fondateur du CCN descend sur le plateau. Mais au lieu d'un laïus, il appelle quasiment un à un les danseurs qui, installés dans les gradins, sont venus célébrer l'événement et rapidement une petite vingtaine d'anciens interprètes de toutes les générations, Valérie Soulard (ce nom émouvra les plus anciens aficionados) et Benjamin Lamarche en tête, s'embrassent sur le plateau avec une émotion non feinte ; et Claude Brumachon de lancer « Bon ! Vous avez « les balles » de Folie, on y va ! »… Cela regimbe juste ce qu'il faut, proteste de ne l'avoir plus dansé depuis parfois vingt ans, mais le plaisir se lit déjà sur les visages.

En quelques secondes cette phalange qui, quelques instants auparavant plaisantait, s'est mise en place. Déjà, au respect des espaces entre chacun, il est sensible que quelque chose se passe. Ils savent. Pas de compte, une respiration qui parcourt ce groupe d'aventuriers de fortune jetés par hasard dans une danse qui sourd alors d'eux avec un naturel bouleversant. Tout le groupe tombe au sol dans ces fameux plié-tombés en quatrième typique du style Brumachon, tout ce groupe qui retrouve dans l'instant et qui réinvente devant nous une danse qu'il ne se souvenait même plus se souvenir. Une danse qui revit avec la vigueur intacte de sa genèse, réinventée par surprise dans son authenticité la plus vraie, qui soude un groupe dans l'unisson sans aucune répétition sinon celle de la mémoire. Ils ne veulent plus s'arrêter et malgré le public levé comme un seul homme et hurlant d'enthousiasme à tout rompre, ces vétérans retirés des plateaux que l'esprit revisite ne s’arrêtent plus de faire naître une danse qui n'a jamais cessé de vivre en eux. Dix minutes de pure magie.

Dix minutes qui valent manifeste pour une politique de la danse. Le vénérable critique Martin C quand il pratiquait encore la provocation – cela fait donc quelques décennies – irritait ses interlocuteurs en affirmant qu'il était plus facile d'effacer un écrivain qu'un chorégraphe car le moindre des danseurs de ce dernier gardait dans son corps une trace beaucoup plus difficile à faire disparaître qu'on ne fait brûler un livre. Voilà, en acte, la démonstration du fait et, partant, l'affirmation de ce que doit être un CCN pour les trente ans à venir : un lieu dans lequel les danseurs ont le loisir d'incorporer la danse d'un auteur. Et chacun de ces mots est à entendre au sens le plus fort. Dix minutes de Folie pour démontrer une vérité : un CCN n'a de sens que s'il emploie des danseurs qui porteront ensuite la danse. Ceci s'appelle un acte politique, ne reste plus qu'à mettre cette politique en acte.

Philippe Verrièle
Le 30 mai 2022. CCN Nantes

 

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