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Prémices de la Jeune Danse : L'influence lyonnaise

Voici le 4e volet de notre série sur la jeune danse française, avec un temps fort autour de Régine Chopinot et de Lyon où l'on fête d'ailleurs les 40 ans de la Maison de la Danse !

En 1980, la grande critique Lise Brunel publie, avec une clairvoyance remarquable son livre Nouvelle Danse Française (Albin Michel, 1980). Elle y constatait en ouverture, « il y a dix ans le nombre des compagnies françaises de danse ne dépasse guère la dizaine si l’on excepte les troupes d’opéra. L’engouement pour la danse s’est développé depuis à une vitesse tel qu’il n’est guère de saison sans voir apparaître quelques nouveaux groupes. » Quelques années plus tard, Jaque Chaurand, le fondateur du concours de Bagnolet pourra déclarer : « Brusquement, cette danse qui bouillonnait dans tous les studios de France s'est littéralement déversée sur la scène de Bagnolet, balayant les classiques et leurs chorégraphies très propres mais désuètes. Et, là, la danse moderne a enfin émergé dans toute sa splendide créativité. La France a découvert qu'elle possédait une multitude de créateurs, plus ou moins talentueux et des groupes dont la danse exprimait des sentiments forts, violents, de révolte ou d'amour, une danse un peu brouillonne, balbutiante, naïve, outrancière parfois, à la gestuelle encore limitée mais débordante de chaleur, de sincérité et, surtout d'originalité. » (Où va la danse, Le Seuil, 2005)

L’explication la plus simple tiendrait à voir dans cette efflorescence soudaine le résultat de cette germination que l’on constatait autour des amies américaines arrivées dans le sillage de la découverte de Nikolais. Nous avons constaté qu’il n’en était rien ou plutôt qu’il avait fallu quelque chose de plus et de différent : une prise de conscience par les acteurs eux-mêmes qu’ils vivaient quelque chose de nouveau et de générationnel. La « génération Bagnolet », en prenant conscience d’elle-même accouchait de ce que l’on a appelé la Jeune Danse Française…

Mais ne s’agit pas de la première génération, pas des fondateurs. Pour qu’elle s’installe, il avait fallu que des précurseurs ouvrent la route. Il avait fallu que des maîtres commencent à enseigner. Mais une génération est bien née et s’est reconnue et s’il est si fréquent de tenir ces jeunes turc, avec un Dominique Bagouet en chef de file involontaire, pour les révolutionnaires qu’ils ne sont pas, c’est que non content de créer des pièces qui font date, ils mettent également en place les institutions qui permettent enfin à la danse d’exister en propre en France.

Le parcours de Régine Chopinot constitue, sur ce point, un contrepoint très complémentaire à celui de Dominique Bagouet. Suivre l’ascension de Régine Chopinot c’est éclairer le « fonctionnement » de la génération Bagnolet par un autre versant, celui des Lyonnais et de cette communauté étonnante de personnalités qui rejoignent la danse à ce moment.

Contrairement à Bagouet, issu de la bourgeoisie de la vieille province française, Régine Chopinot illustre aussi un tropisme majeur de la Jeune Danse : son penchant vers la Méditerranée ! Car quoi qu’éminente représentante du clan des Lyonnais, Régine Chopinot, est née Prélonge le 12 mai 1952 à Fort-de-l'eau (Algérie). Et elle partage ce trait avec un nombre considérable de chorégraphes de cette Jeune danse. Catherine Atlani, Régis Obadia, Michel Caserta, Madeleine Chiche -du groupe Dune-, Charles Cré-Ange, Pierre Doussaint, Raza Hammadi, Jean Pomarès, Dominique Rebaud, Robert Seyfried, Jackie Taffanel, Geneviève Sorin, viennent d’Algérie du Maroc ou de Tunisie, tandis qu’Aix et Marseille ont été un véritable vivier (Appaix, les Corsino, Duboc – versaillaise mais arrivée avant ses quatre ans –, Kelemenis – toulousain mais ancré sur la Cannebière –  , Larrieu, Montet), sans parler des toulousains d’origine espagnole (Marin, Montalvo) et de la colonie d’italiens (Decina, Foa, Lattuada, Quaglia, Simi, Tortoli, etc.)…

La Jeune danse française semble naître du soleil pour venir s’établir à Paris. Il y a là sans doute des effets de l’histoire française de la seconde moitié du XXème siècle, mais pas seulement (les niçois, avignonnais, toulonnais, corses sont également nombreux). Une question de goût du contact physique ? La question mériterait une analyse sociologique et psychologique car l’hédonisme solaire a sans doute aussi sa part dans ce penchant vers la danse contemporaine de toute une génération.

Et comme beaucoup de ces méditerranéens, la petite Régine s’installe au nord. Dans le cas présent, la famille Prélonge arrive à Bourg-en-Bresse. Et Régine Prélonge, comme Michèle, sa sœur -la première des deux à être habité par la danse au point d’entrainer l’autre – poursuivent l’étude de la danse classique. Puis se sera Lyon. Elle acquiert une solide formation classique avec Marika Besobrasova, la grande pédagogue de Monaco… Amusant de penser que Bagouet fait la même chose chez Rosella Hightower, la rivale cannoise. A Lyon, Régine accouche d’un petit Pierre, s’engage dans la danse contemporaine en 1974 avec Marie Zighera dont la compagnie Le plateau à bascule offre, avec Claude Decaillot, un peu de visibilité à la danse contemporaine à Lyon. Régine Chopinot qui regroupe autour d’elle tout une bande de copains croisés et recroisé, entre Les Tables Rabattues, le restaurant que l’on appellerait aujourd’hui alternatif des haut de la Croix-Rousse, le café de la Mère Gache et le studio de Roland Chalosse, théâtreux ouvert d’esprit laissant la pétroleuse inviter ses compères à suivre ses cours.

Tout ce monde vit dans les grands appartements de Croix-Rousse, partageant les mètres carrés généreux des anciens ateliers. Pascale Henrot (future directrice de l'Office National de Diffusion Artistique - ONDA) a trouvé un très vaste espace, Place Tolosan, et ayant créé une association dont l’objet social est « l’accueil des jeunes lorrains à Lyon », loge plein de monde dans un très vaste lieu. D’ailleurs Mathilde Monnier (future directrice du CCN de Montpellier puis du Centre National de la Danse) est là qui en profite pour suivre des cours chez Marie Zighera avant d’aller voir chez Michel Hallet Eghayan. Elle y est rejointe pour quelques mois par un copain des Tables Rabattues, Jean-Marc Urréa (futur directeur adjoint du CCN de Montpellier) qui s’occupe durant quelques mois d’administration. Loge aussi place Tolosan Didier Deschamps (futur directeur du Théâtre National de Chaillot) et qui croise fréquemment Jean-Paul Montanari (futur directeur de Montpellier Danse), fondateur du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire de Lyon et chargé des relations avec le public du Centre Dramatique National, sis au Théâtre du Huitième (qui deviendra la Maison de la danse) où il parvient à faire entrer quelques spectacles de danse…

Régine Chopinot fréquente la boutique de fringues d’un certain Michel Sala (futur premier directeur du Centre National de la Danse) et rencontre un Christian Tamet (futur directeur du Théâtre Contemporain de la Danse puis de Châteauvallon)… Ces deux derniers seront administrateurs de la compagnie de Régine Chopinot, collaborant et se passant le relais au fil de leur carrière. Donc il faut rajouter ce jeune chorégraphe très beau qui vient à Lyon régulièrement et qui s’appelle Dominique Bagouet et qui rencontre Jean-Paul Montanari celui-là même qui sera son administrateur de CCR à partir de 1980 à Montpellier et qui va y prendre les rênes du festival que l’on connaît. Juste au-dessus de l’appartement de Pascale Henrot, avant qu’elle ne parte place Tolosan, habite Marie-Christine Vernay qui n’est pas encore la grande journaliste chorégraphique du journal Libération mais qui danse beaucoup entre autres chez Michel Hallet-Eghayan, avec tous les autres, sauf Régine qui n’aime pas le style Cunningham trop cloisonné à son goût. Tout ce monde s’agite mais dans un tout petit périmètre. Géographiquement, cela passe des pentes de Croix-Rousse aux quais de Saône où Kilina Cremona et Roger Méguin donnent leurs cours. Il y a aussi Lucien Mars, maître de ballet à l’opéra de Lyon où officie Vittorio Biaggi, et qui reçoit un peu tout le monde.

Un jour, ils sont cinq, Claude Decaillot, Michel Hallet Eghayan, Lucien Mars, Hugo Verrechia et Marie Zighera, regroupés au sein d’Action Danse Rhône-Alpes (ADRA), à réclamer un lieu pour la danse. Ils obtiennent une ancienne salle des fêtes des hauts de la Croix-Rousse. Comme il faut une personne indépendante pour l’animer, on finit par choisir un journaliste qui connaît ce petit monde : Guy Darmet. La Maison de la Danse émerge le 17 juin 1980.

Entre temps, Régine Chopinot autour de laquelle tourne tout ce monde a créé Le Jardin de Pierre (1978) qui a profité d’une belle visibilité au Off d’Avignon, mais peine à se faire reconnaître. Pierre dans l’eau (1979) n’est pas primé à Bagnolet. Et le 20 janvier 1980, à l’ELAC (Gare Perrache), A Réaction remporte les suffrages mais pas les subventions. Les conseils de Jean-Paul Montanari ont permis à la chorégraphe de prendre de nouvelles directions artistiques, elle est – enfin !– primée à Bagnolet l’année suivante avec Halley’s Comet et Appel d’Air est créé au festival de Montpellier. C’est de là qu’invitée à donner des cours au centre américain de Paris en 1982, elle fonde sa compagnie et s’installe à Paris. Fin de l’épisode lyonnais. Mais l’on mesure combien celui-ci est fondateur.

Régine Chopinot, Appel d’air © Archives du Centre national de la danse, Fonds Régine Chopinot

Le style Chopinot n’y est pas encore. Il faudra attendre un peu, en particulier la rencontre avec le couturier Jean-Paul Gaultier en 1983, pour que le ton trouve sa forme juste. Mais il n’est pas juste de prétendre que la chorégraphe émerge avec son prix de Bagnolet. Cela néglige trop ce bouillonnement, ces personnalités étonnantes qui gravitent autour de la Chopinot ! Sans qu’elle l’ait cherché, son « groupe », ce qu’à Québec on aurait appelé son « gang », résume une part essentiel de l’institutionnalisation de la Jeune Danse Française. Bagouet a inventé une forme, le CCN, Chopinot y a apporté les têtes : le résumé est rapide, mais permet de mesurer combien ce qui fait la force de cette génération ne tient pas seulement dans un talent d’artiste mais aussi dans une autre façon d’insérer la danse dans la société. L’appel fréquent que fera la publicité à ces chorégraphes, figures enfin reconnues parmi ce que l’on appelle alors les « jeunes créateurs », avec les couturiers, les publicitaires, les graphistes en témoigne.

Photos © Jean-Luc Dugied

Christian Tamet prend les rênes de l’administration, la compagnie se lance. 1985, coup double et coup d’éclat, avec Rossignol et Le Défilé, Christian Tamet a pris en parallèle de son poste à l’administration de la compagnie, la direction du Théâtre Contemporain de la danse, créé par Jack Lang en 1984. En 1986, Régine Chopinot succède au Théâtre du Silence à La Rochelle. Pendant onze ans, la compagnie fondée par Brigitte Lefèvre et Jacques Garnier a développé la danse dans la cité. Jacques Garnier est reparti en 1980 vers l’Opéra de Paris et y a implanté un Groupe de Recherches Chorégraphiques (GRCOP) qui prend la place laissée vacante par le Groupe de Recherches Théâtrales (GRTOP) de Carolyn Carlson. Brigitte Lefèvre est à l’aube de l’une des carrières institutionnelles les plus parfaitement incontournables de la Jeune danse (Ministère de la Culture, Opéra de Paris).

Régine Chopinot, A La Rochelle, il n’y a pas que des pucelles © Archives du Centre national de la danse, Fonds Régine Chopinot

A La Rochelle, il n’y a pas que des pucelles (1986), pièce foutraque et programatique, signe l’arrivée de la bande à Chopinot au pied des tours du port rochelais. On trouve Herman Diéphuis, Michèle Prélonge, Rita Quaglia, Monet Robier (la fille de Rosella Hightower), Fred Werlé. Une brochette de ce qui se fait de mieux sur les plateaux de la danse du moment. Avant eux, il y avait Véronique Ros de la Grange qui connaîtra une carrière de chorégraphe discrète mais importante, Philippe Decouflé (dont les accointances artistiques avec Chopinot ne sont peut-être pas suffisamment soulignés), Frédéric Lescure. Chopinot a aussi été un vivier de danseurs et de futurs chorégraphes. Ce rôle, là aussi, complète celui de Dominique Bagouet. Si la gestuelle de Chopinot, plus exubérante, plus débridée, ne possède pas le raffinement subtil qui fait le prix des dernières pièces de Bagouet, son univers visuel décapant, les idées jouant du kitch et d’une esthétique très « années 1980 », revendiquant une androgynie pleine de sensualité, un fort penchant pour le cinéma et la bande-dessiné, son sens de la provocation drôlatique, constituent autant de marqueurs stylistiques de l’époque.

Régine Chopinot, Ana © Archives du Centre national de la danse, Fonds Régine Chopinot

Le CCN permet l’ambition. Les pièces deviennent spectaculaires, comme Ana (1990), gigantesque partie d’échec sur plateau oscillant que le public peut voir du dessous ! Christian Tamet se consacre uniquement au TCD à partir de 1988, Année de la Danse, et Michel Sala prend en charge l’administration. Il va emmener le CCN jusqu’à l’aventure du Ballet Atlantique, en 1993, « évolution du Centre Chorégraphique Poitou-Charente vers une compagnie de répertoire prenant pour modèle et pour objectif la qualité de la danse et de la création » (Dossier de presse du Festival d’Automne 1993). Jusque dans cette expérience d’institutionnalisation qui s’avèrera une impasse et qu’elle partage avec d’autres chorégraphes de sa génération, comme les grandes pièces de Gallotta (qualifiées par leur auteur de DTM -Danse, Théâtre, Musique- et qui sont quasi contemporain de la prise de direction de la Maison de la Culture de Grenoble en 1986), Chopinot est révélatrice de cette génération Bagnolet dont elle a été une animatrice essentielle.

KOK de Régine Chopinot Photos Laurent Philippe

Suivre cette épopée-Chopinot éclaire singulièrement l’interview qu’accorde Jean-Paul Montanari à Fabienne Arvers dans le journal Libération du 14 avril 1993. Celui qui était déjà l’indiscutable patron du festival de Montpellier affirmait à la fin d'une des réponses: "C'est aussi une histoire de génération : Patrick Dupond, Brigitte Lefèvre, Jean-Claude Gallotta et Régine Chopinot partagent la même galère (...)."

Car comme toute génération, celle-ci a dû se reconnaître comme telle, avant de s’imposer à travers des comportement et des admirations. Mais l’anticipation ne doit pas nous emporter.

Philippe Verrièle

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