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Poitiers mise à nu

La nudité est l'un des outils, parmi bien d'autres, dont usent les artistes de la chorégraphie, de la performance, et formes hybrides, qui ont le corps pour médium et/ou enjeu. Premier point. Dans un tel contexte, la nudité ne saurait être rabattue sur la sexualité. C'est un peu plus compliqué. En tout cas, beaucoup plus divers. Deuxième point. Voilà, en substance, les deux idées défendues par Jérôme Lecardeur et son assistant Christophe Potet, programmateurs du festival A corps à Poitiers.

N'empêche. Il fallait une certaine trempe pour placer la nudité au coeur d'une manifestation qui draine, très officiellement via les canaux de l'Education nationale et des Universités, une très forte proportion de très jeunes gens, lycéens compris, dans son public. Ce festival ressemble à peu d'autres. Il est né voici plus de vingt ans, de la passion d'amateurs de haute exigence, polarisés par un Centre social de quartier (à Beaulieu), très versé dans la danse. A force d'inviter des chorégraphes de premier plan pour animer leurs stages, ils eurent l'envie de donner aussi à connaître les créations professionnelles de ces derniers.

Depuis lors, ce festival n'a jamais coupé le lien entre pratiques professionnelles et amateures (même si de fait, ce volet est désormais dévolu plutôt à des groupes lycéens et estudiantins, parfois venus de fort loin – Hawaï ou Corée, cette année). L'offre de stages, la réalisation de pièces participatives in situ, cohabitent avec une programmation pointue, dorénavant prise en charge par la scène nationale de Poitiers. Ainsi pour cette dernière édition, des Gaëlle Bourges, Boris Charmatz, Isabelle Schad et Laurent Goldring, Mette Ingvartsen, déclinaient les acceptions les plus contemporaines du nu scénique, dans la foulée des esthétiques de la déconstruction critique des années 90 et 2000.

Un tout autre genre de mise à nu inaugura la manifestation : soit Atlas Poitiers. Depuis plusieurs années, les chorégraphes portugais Ana Borraloho et João Galante composent leurs atlas successifs dans des villes de la planète entière, où on les invite. Le principe semble simple : cent habitants, simples citoyens (pas forcément praticiens de danse amateurs), montent sur scène. A partir de là, on se méfie un peu. L'un des nouveaux consensus de notre société saturée d'anxiété, consiste en ce que la montée sur scène des non-artistes, des anonymes, justifie en soi les acclamations de médias paresseux et politiciens démagogues ; sans autre forme d'examen des intentions, significations et modalités de réalisation de cette démarche.

Les responsables du Théâtre Auditorium de Poitiers étaient parvenu à constituer un panel de participants relativement large, quoique dominé par les professionnels de l'éducation, du social, du culturel, de l'associatif. On ne change pas d'un coup de baguette magique les tendances sociologiques lourdes de la fréquentation des grands équipements culturels. Mais au fait, comment a-t-on connaissance de ces déterminants professionnels ?

C'est qu'Atlas consiste en l'avancée sur scène, l'un après l'autre, de ces cent habitants. Un protocole systématique fait qu'alors chacun s'insère dans un grande mise en série, par laquelle il commence à annoncer son activité, sur le modèle de la ritournelle « si une directrice d'école élémentaire en milieu rural dérange beaucoup de gens... », alors tous les autres reprennent en choeur, « deux directrices d'école élémentaire en milieu rural dérangent encore plus ».

Voilà qui peut paraître un rien absurde. Mais cette absurdité même soutient et circonscrit une situation où chacun, devant le "peuple" de sa ville rassemblé dans la salle, sort de son anonymat, devient objet d'attention singulière en même temps que solidaire dans un grand collectif. Chorégraphiquement parlant, les regards vont s'attacher à la signature corporelle de chacun, la démarche, la posture, l'arrêt, l'attitude, et comme ça n'en finit plus, cela se compose en lignes, en masses, en agrégats, en serpentins d'individus commençant à se dessiner en société.

La mise en série s'assouplit. Un transport collectif gagne la salle. Cela vient aussi du fait que chaque énonciation peut s'agrémenter de considérants politiques, sociaux, de mentions à des singularités de vie, accidents de parcours, situations marginales, poétiques, d'exclusion, ou autres. Quelques praticiens amateurs en divers arts, ou sports, s'autorisent quelques instants de démonstrations de leur talent.

La puissance du processus réside dans l'ébranlement politique d'une conscience d'énonciation qui s'arrache à la quotidienneté banale. C'est en effet le spectateur qui se reconnaît sur la scène d'une pièce qui s'emploie activement à construire son public. La limite sera celle, inévitable, d'un certain entre-soi de la bien-pensance en miroir (par exemple, il n'est pas un seul électeur du Front national qui s'annonce, ce qui dans ce contexte ferait tout à fait dérangement).

Le tableau produit en dit long sur certaines passions éthiques et politiques du pays. Les références sont nombreuses à la loi El Khomri (mais si ces gens sont très debout, les nuits du même nom n'étaient pas encore apparues). Le sort des réfugiés, des migrants, se dit également à fleur de peau. En définitive, cet Atlas produit une cartographie en déplacement. Sa population insolite tranche dans le paysage des pièces participatives, qu'on a trop souvent dû déplorer comme manipulatrices.

Dans la foulée d'Atlas, une pièce étudiante opérait encore une autre mise à nu. Chaque année à Poitiers, on attend avec impatience la réalisation de l'atelier chorégraphique de l'Université du cru. Conduit par l'enseignante Isabelle Lamothe, celui-ci illustre l'incroyable vitalité de la vie chorégraphique de terrain à Poitiers. Les étudiants de cet atelier sont conduits à se confronter aux écritures les plus actuelles : les Chaignaud-Bengolea, Huynh, ces dernières années, et Gaëlle Bourges en 2016.

Fidèle à ses partis artistiques, cette chorégraphe a attiré l'attention de ces étudiants sur le chapiteau La dispute, chef d'oeuvre de la sculpture romane conservé par le Musée des Beaux-arts de la ville. Faut-il évoquer l'effet de décalage d'abord ressenti par ces étudiants, à qui le Moyen-âge semble plutôt évoquer matière à vidéo-games ? C'est sans compter sur les lectures acerbes que Gaëlle Bourges conduit en matière d'histoire de l'art, guidées par les études de genre. D'où la teneur de la pièce Front contre front , où une vingtaine d'étudiants fort peu vêtus, affolent les traits de la sculpture, en danses endiablées, démoniaques, où ils se jouent avec audace des codes et attributs de genre.

Il est décidément difficile de résumer ici un festival aussi foisonnant. Mais dans la même fibre de préoccupation, il faut mentionner l'impact de la pièce des étudiants de l'Université Jean Jaurès de Toulouse. Conduite par Sylvain Huc, une distribution exclusivement masculine, venue du pays du rugby, décape avec une vitalité furieuse, tant intellectuelle que corporelle, les images rattachées à la virilité. En tout esprit queer il est tonique que le seul féminisme n'ait pas le monopole de la parole de l'action en ce domaine.

Gérard MAYEN

Festival A corps, Poitiers, du 31 mars au 8 avril..
 

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