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« Partition(s) » : le post-baroque de Jean-Christophe Boclé

Un dialogue dansé entre Bach et l’abstraction, créé au festival Faits d’HiverOù la belle danse* se découvre une autre beauté. 

Vous avez dit, baroque ? Jean-Christophe Boclé, lui, n’en démord pas, tout en prenant ses précautions. En créant Partition(s), il évoque « les effacements acceptés de [ses] références à la danse baroque » : « Cette belle danse qui m’a nourri et façonné aux premiers pas de mon parcours d’interprète ». L’idée est donc d’en décoller pour aller au-delà, et ce n’est pas si facile, comme il témoigne au sujet de la musique : « Seul en studio, jusqu’à ce que ce projet prenne sens, j’ai souvent pesté contre ce Jean Sebastien Bach qui vous (nous) arrache des larmes alors que tout n’était, quelques secondes avant, que pure abstraction ! ». 

Aussi il nous met au cœur de la double beauté de l’art baroque, avec un quatuor dansant accompagné d’une violoncelliste et d’un contrebassiste, « où musique et danse sont, dans leurs flux, conjointement et réciproquement filtres et substrats ». Nommé Partition(s), ce projet part « de l’idée que le décollement des sentiments et des affects s’opère dans un rapport à la vibration ». On peut donc comprendre la quête d’abstraction à partir des Suites pour violoncelle de Bach par une danse qui ne semble plus se balader dans les jardins à la française, une danse actuelle qui peut évoquer celle d’une Anne Teresa de Keersmaeker ou ce que la Bruxelloise aurait peut-être créé si elle était, comme Boclé, passée par une formation en danse baroque. Elle vient par ailleurs de livrer sa propre vision chorégraphique des mêmes Suites pour violoncelle  – en pestant ou non contre Bach ? 

Une danse neutre et objective, à l’heure où les tutelles rencontrent toute émotion en danse avec méfiance, si ce n’est avec rejet, est effectivement un gage de contemporanéité. Et la décision de situer une pièce sous la devise du « décollement des sentiments et des affects » remet une démarche partant de la belle danse sur les rails de la tradition républicaine et peut en effet contrebalancer l’émotionnalité et la spiritualité de Bach. Boclé lui oppose, dans la Phase 2 de son projet – celle pour quatre danseurs et deux musiciens – une extrapolation jazzy à la contrebasse – qui a priori exclut toute contredanse. Une abstraction, présentée en alternance avec les suites de Bach et leur visée sacrale. 

Galerie photo © Laurent Paillier

Mais cette opposition entre émotion et abstraction tient-elle ? Et jusqu’où ? L’enjeu de Partition(s) est selon Boclé d’aller vers « ces moments inouïs où les affects et les sentiments se décollent, s’arrachent et laissent place à cet intemporel qu’il me tient tant d’amener sur le plateau ». Et si la danse peut ici s’emparer du geste comme chez Noé Soulier ou tendre à l’extrême ses rapports à la musique et au temps comme chez De Keersmaeker, il reste qu’elle est là encore vécue à travers les interprètes et les rencontres qui se dessinent entre eux. A la contrebasse, Gildas Boclé introduit les silences qui font résonner l’espace et la danse, même quand le quatuor chorégraphique prend place sur les chaises, côté jardin. Des six interprètes, chacun joue ou danse sa propre partition, tout en créant une trame pour l’autre, entre connexions et effacements. C’est alors qu’il devient alors possible de lire l’âme baroque à travers l’esprit républicain. 

La belle danse va certes céder à l’abstraction de tout ce que le XVII siècle a pu imposer comme normes esthétiques, mais la mise à distance crée sa propre beauté. On ne danse pas pour se faire admirer, on admire une beauté imaginaire qui irradie au lointain. De là naît l’émotion, ainsi que d’une énorme attention portée au moindre geste, où chaque mouvement est donné à voir dans son intégralité, du début à la fin, et séparé du geste suivant par la partition temporelle. Aussi le mouvement est libre, et le danseur aussi, n’ayant plus pour mission de célébrer l’admiration de sa propre beauté. Il n’improvise pas, mais agit « en responsabilité », selon les termes de Boclé. 

Sentiments et affects sont décollés de la danse, mais ne s’évaporent pas pour autant. Après tout, le jardin à la française n’a jamais été autre chose qu’une abstraction de la nature, tout comme la danse baroque est une abstraction des sentiments. Ici affects et sentiments sont légués au spectateur, libre d’en créer les siens. Et la danse se promène dans l’abstraction d’une abstraction, celle d’une codification contemporaine du geste dansé qui restitue au spectateur le rôle qui est le sien, aujourd’hui, à savoir un rôle actif, de créateur. Aussi le public s’émancipe du méchant Bach qui nous étourdit entre notre admiration de sa complexité musicale et l’envahissement émotionnel pour devenir le concepteur d’un jardin à la française dans lequel chacun façonne ses propres rencontres. Cette liberté-là est on ne peut plus républicaine.

Partition(s) avait commencé en duo, accompagné de Bach – joué par Elena Andreyev – et dansé par Marion Jousseaume face à Jean-Christophe Paré. C‘était la Phase 1. En Phase 2  Paré cède sa place à Gaspard Charon et Rémi Gérard (face à Marion Jousseaume et Iris Brocchini), mais figure dans la distribution comme interprète de référence. Ensuite, viendra la Phase 3, avec une partition supplémentaire pour un circassien au mât chinois qui introduira la verticale, à voir les 7 et 8 mars à L’Azimut (Théâtre Firmin Gémier / Patrick Devedjian d’Antony).  

Thomas Hahn

Vu le 26 janvier 2023, Le Carreau du Temple
Dans le cadre du festival Faits d’Hiver 

L’expression belle danse désigne un style qui se développe en France dans la première moitié du XVIIe siècle. Il est rare d’avoir ainsi une dénomination non créée a posteriori, comme par exemple musique classique, baroque, architecture gothique, baroque, néoclassique et bien d’autres, mais bien contemporaine de l’événement. L’expression belle danse, comme toutes celles construites sur le même modèle — beau monde, bel air, beau langage, bel usage, très courantes à cette époque — n’était pas employée dans le sens de danse belle ou jolie. En effet, si l’adjectif beau, pris isolément, se rapportait bien à une considération esthétique, lorsqu’il faisait partie d’expressions comme celles que nous venons d’évoquer, il signifiait plutôt élégant, fin, conforme aux usages et aux comportements d’une classe sociale bien déterminée : la noblesse.

Partition(s) Phase 2 - Du décollement des sentiments et des affects

Conception et chorégraphie : Jean-Christophe Boclé
Interprètes : Iris Brocchini, Marion Jousseaume, Gaspard Charon, Remi Gérard
Interprète référent et répétiteur :  Jean-Christophe Paré
Musique : Suites IV pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.
Partant de, et autour pour contrebasse de Orlando Bass et Gildas Boclé
Violoncelle : Elena Andreyev
Contrebasse : Gildas Boclé
Conseil musical : Orlando Bass
Lumière : Saïd Fakhoury
Costumes : Isabelle Deffin
Production : Nàdia Alsalti Baldellou
Diffusion : Magot Lagneaux

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