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« Palermo Palermo » de Pina Bausch

Le 43festival Montpellier Danse convoquait sous le thème « mémoire et créations » de nouvelles pièces appelées à compter dans l’histoire de la culture chorégraphique, et des reprises d’œuvres majeures qui comptent encore dans le paysage de la danse d’aujourd’hui. C’est typiquement le cas de ce Palermo Palermo de Pina Bausch qu’exceptionnellement, nous avons soumis aux regards de trois journalistes de la rédaction de Danser Canal Historique pour mieux cerner cette reprise événement et les enjeux qui lui sont attachés.

Un « tour » d’histoire par Philippe Verrièle

Évidemment, le mur… Comme l'éléphant dont l'écrivain Alexandre Vialatte disait qu'il est irréfutable, le mur de Palermo, Palermo s'offre, barrant toute la scène dans ce sentiment d'éternité que dure le début de la pièce. Ceux qui la connaissent savent et attendent l'infime mouvement qui, du haut, part vers l'arrière. Lentement ; une pesanteur tectonique qui s'accélère vers la catastrophe ; le fracas énorme, la poussière et ça commence. Mais ceux qui, depuis la création (1989, première représentation à Paris en juin 1991) et ses reprises – car la pièce a déjà été redonnée par la compagnie (1995, 2000, 2005, 2008, 2011, etc) et a beaucoup tourné – ne savent pas et qui n'ont jamais vu cette pièce appréhendent cependant ce moment : il est inscrit dans toute les descriptions comme un symbole. Palermo, Palermo, c'est son mur comme Le Sacre son humus et Nelken ses œillets.

Galerie photo © Laurent Philippe

Une légende durable veut que ce mur évoquât celui séparant l'Est et l'Ouest et qui « tombe » le 9 novembre 1989 soit beaucoup trop tard pour influencer une œuvre créée le 17 décembre de la même année, surtout si l'on mesure la performance technique que représente la scénographie de Peter Pabst, laquelle ne saurait s'improviser, même pour répondre à l'histoire… Pour autant, si d'histoire il peut être question, celle de la compagnie suffit. Palermo, Palermo marque un tournant. Pina Bausch a interrompu le fil quasi annuel de ses créations après Ahnen (1987) pour permettre la réalisation de son unique film, La Plainte de l'Impératrice tandis que la compagnie continuait à tourner dans le monde entier. La création de Palermo, Palermo constitue un retour au plateau mais aussi inaugure un processus de création qui va devenir habituel pour la chorégraphe : résidence dans une ville et pièce qui en traduit quelque chose de l'âme dans une structure qui va, elle aussi, se généraliser. Les vignettes dramatiques s'y enchaînent comme autant de cartes postales où les personnalités maintenant bien affirmées de la compagnie font merveille. Le « casting » prend donc une place prépondérante et la distribution « originelle » permettait d'y retrouver tous les grands noms : Mariko Aoyama, Dominique Mercy, Jan Minarik, Jean Laurent Sasportes, etc… Pour la reprise présente, ces noms ont disparu. Seules Julie Shanahan et Julie Anne Stanzak représentent les 22 de l'origine. On objectera Nazareth Panadero et Christoph Iacono, mais outre que ce dernier ne faisait pas partie de la distribution princeps, ces deux-là sont invités et portent la distribution à 24… Ils viennent – le fait est patent pour l'exceptionnel présence de Nazareth Panadero avec ses spaghettis – faire leur « numéro ». La reprise de Palermo, Palermo a donc supposé quelques ajustements !

Un théâtre de la cruauté ? par Agnès Izrine

Les apparences sont trompeuses, comme l’évoque l’éléphant cité plus haut. Palermo Palermo ne nous parle évidemment pas de la Chute du Mur selon l’expression consacrée mais d’une sorte de « Printemps » palermitain que les habitants attendaient après le « Maxi procès » de la mafia pour lequel on avait construit là un bâtiment de béton armé[1] avec des murs bien épais. Mais que fait Pina Bausch de cet espoir ? Justement, une suite de « numéros » qui vont devenir la signature de la Dame de Wuppertal. Même si ce processus avait été amorcé avec Viktor, qui déjà livrait au public ses impressions romaines. Mais là où Viktor avait la cohérence de ses pièces précédentes, Palermo Palermo reste fixé sur ces sketches. Le départ de son dramaturge, qui n’était autre que Raimund Hoghe, n’est sans doute pas pour peu dans cette nouvelle orientation. Ces saynètes, la plupart excellentes au demeurant, comme les spaghettis de Nazareth Panadero, la scène des coups de pieds aux fesses contre marché noir de paquets de viande (la « livre de chair » du Marchand de Venise ? cher à Shakespeare ou le souvenir de tickets de rationnement ?), l’homme qui regarde deux télés : une pour le son, une pour l’image que campe l’excellent Andrej Berezin auquel revient aussi « les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée[2]» couronne de bougies et slip de bain obligent, font tendre le Tanztheater un peu plus vers le théâtre et donnent à la pièce cette impression de patchwork malgré un montage musical d’exception. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Mais, ce qui diffère des pièces plus anciennes, c’est bien l’absence de scènes de groupe. Il faut bien dire que les parpaings au sol restreignent considérablement l’espace. Du coup, les seuls ensembles se déploient quelques minutes avant la fin du premier acte (formidable danse faussement traditionnelle !) et pendant l’entracte, puis à la fin du deuxième acte (donc la scène un peu déblayée), comme cette marche avec des pommes sur la tête qui semble arriver de n’importe où (Guillaume Tell étant plutôt Suisse que Sicilien), tout comme les arbres qui tombent des cintres à la fin (magnifique image qui ne figurait notamment pas à la création) pendant qu’un homme seul raconte une sombre histoire de renard. Le mystère de Palermo Palermo reste entier et l’espoir selon Pina Bausch serait-il ce théâtre de la cruauté qui tourne définitivement la page d’une époque pour se confronter à un avenir incertain ? Ou le parfum d’une Sicile ancienne, la beauté des murs décrépits des palais de Palerme qui infusent subrepticement cette œuvre drôle et sombre, comme seule Pina savait les composer.

Ici et maintenant par Thomas Hahn

Alors que Montpellier Danse se termine petit à petit, on rencontre dans la ville de Montpellier un spectateur assidu et fervent qui avoue sa déception au sujet de Palermo Palermo : « Mais c’est du théâtre », dit-il : « Ils ne dansent qu’à peine. » C’était sa première pièce de Pina Bausch, et il en est surpris. Peut-être ira-t-il un jour voir la compagnie britannique Gandini Juggling avec leur brillante pièce jonglée-dansée, inspirée du line-up dans Palermo Palermo  où chaque personnage porte une pomme sur la tête. On retrouve aussi les fameux spaghettis dans Since She, l’hommage de Dimitris Papaioannou à Pina, avec la troupe de Wuppertal. Par contre le mur, lui, reste inimitable. Celui de Maguy Marin dans Deux mille dix sept, mur anticapitaliste en cartons, est plus politique que celui réalisé par Peter Pabst, mais ne produit pas le même effet d’effondrement. 

Galerie photo © Laurent Philippe

A l’occasion de la reprise de Palermo Palermo en 2016, Nazareth Panadero expliqua à la presse allemande : « En 1989 nous avons passé trois semaines à Palerme. Pina transpose avec une incroyable clarté ce qu’on ressent en Sicile. La pièce reflète vraiment le lieu où nous nous trouvions. » Et le mur ? Quelle place prendrait cette pièce aujourd‘hui, si la métaphore de son effondrement n’avait pas coïncidé avec la chute du mur de Berlin ? Mais comment est venue l’idée ? A en croire Panadero, tout serait parti d’une boutade : « Tant que je sache Peter Pabst avait beaucoup d’idées mais Pina les balayait toutes. Et à un moment donné, déjà bien énervé, il lança : Alors nous n’avons qu’à construire un mur et le faire s’écrouler. Et Pina de s’exclamer : Voilà, c’est ça ! » Un anti-décor donc, un non-lieu, peut-être une métaphore de la fragilité de toute chose, constructions humaines incluses. En premier lieu, le rôle de ce mur qui s’écroule était donc d’ouvrir la voie vers la pièce elle-même ! 

Les traces laissées sont indélébiles. Le circassien-chorégraphe Aurélien Bory le constata au printemps 2023, en préparant à son tour à Palerme une pièce inspirée par la ville. « J’ai vu à Paris ce spectacle. Les œuvres qui nous marquent sont comme des rencontres, elles nous changent à jamais. En arrivant à Palerme j’avais en tête ce mur de béton qui tombe au début du spectacle et cette dame qui se fraye un passage au milieu des débris. Quand je suis entré au Teatro Biondo, j’ai eu une pensée pour [cette] chute du mur annonciatrice. Les traces sont encore vives : les renforts sous la scène pour supporter le choc des parpaings, le plancher réparé ou rapiécé par endroits. » Indéniablement, peu de chorégraphes ont laissé autant de traces que Pina Bausch, et pour ce faire elle n’avait ici à peine besoin de mettre de la « danse » sur le plateau. 

Philippe Verrièle, Agnès Izrine, Thomas Hahn

Vu  le 29 juin 2023 - 43e festival Montpellier Danse - Opéra Berlioz Le Corum

On ne saurait trop vous conseiller d’aller faire un tour sur www.pinabausch.org

Ici les vidéos de Palermo, Palermo dont la version originelle : https://www.pinabausch.org/fr/work/pale

Lire également notre critique  : Faut-il fermer le Café Müller ? 


[1]Et qui finit à la toute fin 1987.

[2]Gérard de Nerval El Desdichado.

 

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