Ouverture d’Artdanthé
Deux spectacles célébrant la vivacité de la création chorégraphique ouvraient cette 26e édition d’Ardanthé à Vanves.
Tout commence par une fin : celle de la marche effectuée par une vingtaine de spectateurs du théâtre de Vanves, avec la compagnie de Lizbeth Gruwez et Maarten Van Cauwenberghe qui s’appelle Voetvolk c’est-à-dire « infanterie ». Quand on sait que la pièce s’appelle Nomadics, soit Nomades, tout ceci paraît d’une logique la plus absolue. Nous n’avons pas suivi la marche d’une douzaine de kilomètres, du Musée de la Céramique de Sèvres au Théâtre de Vanves, mais le spectacle n’en est pas moins une pièce en soi, dont l’intensité est assez généreuse pour se suffire à elle-même. Bien sûr, le sujet en est la nature – ou plutôt la nature qu’il nous reste. Et la façon dont celle-ci nous observerait.
Huit interprètes, cinq femmes et trois hommes, se positionnent sur le plateau dans un mouvement de balancement quasi-immobile constituant une sorte de base, de gestuelle minimale évoquant de petits animaux, peut-être des insectes, qui devient l’unité fondamentale de la chorégraphie. S’organisant ensuite par paires interchangeables, se déploie peu à peu une danse très organique dont la transe n’est pas absente, et qui laisse surgir toutes sortes d’images : racines, herbes ondulant sous le vent, mais aussi une certaine effervescence des corps qui se ploient ou s’allongent, pulsent ensemble ou s’évitent, s’éloignent ou se rejoignent dans des enchevêtrements fiévreux, ou reprennent une sorte de mécanique de la marche comme vidés par une trop longue randonnée. S’allongeant tandis qu’une danseuse s’étire et trépide au centre formant une corolle autour d’elle, le groupe se fait attente, quasi minéral malgré sa forme végétale. L’engagement des interprètes, tous excellents, et la musique, signée Maarten Van Cauwenberghe, ne compte pas pour peu dans cette appréhension du spectacle. Travaillant avec finesse des sons récoltés en « live » dans la nature, le compositeur (et « homme-orchestre » de la compagnie) a enregistré les bruits de la marche, du vent ou de la pluie, mixés avec d’autres textures, plus industrielles, ou plus éthérées, parfois hyper rythmées façon techno qui insinuent un paysage sonore très personnel dans notre inconscient et libèrent donc notre propre imaginaire.
Galerie photo © Danny Willems
Et que les corps chancellent ou s’amoncellent, s’effleurent ou se bousculent, s’échafaudent ou se disloquent, le groupe tient le choc. Parfois des tremblements irrépressibles leur empêchent la station debout, parfois ils rassemblent dos ployés pour se constituer en pack, poings serrés. Surgissent des femmes guerrières, des figures mortifères, des hommes qui frémissent. L’ensemble remue ou palpite, dans une organicité intense et essentielle avant de se désagréger et se disjoindre pour laisser place à des rencontres deux à deux d’une infinie tendresse, où l’on s’embrasse en se tenant flanc à flanc tandis que les bras montent comme une élégie à la sensualité, ou de nouvelles branches d’un arbre. Les lumières (très réussies de Jan Maertens) virent au doré ou au sépia, donnant un petit air irréel à la scène, comme un flash-back permettrait de faire revivre d’anciennes émotions. Tout s’alentit et décélère, les danseurs et danseuses s’approchent de nous avant de s’étendre sur le plateau en signe de fin. Un signe d’espoir ? Peut-être.
En première partie, à la Panopée, Hacía un sol negro (Vers un soleil noir) de Joaquín Collado est un très habile solo, tant dans sa dimension physique que par son esprit. Il s’agit en effet de pervertir les danses sportives – ou danses de salon de compétition – par l’adjonction de tissus qui déforment le corps et le font advenir dans une autre dimension. La scénographie, qui jette au sol les différentes étoffes dont va se vêtir le performeur, est extrêmement plastique. La musique se joue des cha-cha-cha et autres rythmes de paso doble en les évoquant vaguement colle parfaitement au propos.
Galerie photo © Maxime Lafforgue
Quant à Joaquín Collado, c’est un danseur hors pair, virtuose, qui possède à fond ce vocabulaire depuis ses quinze ans et en connaît tous les effets – qu’ils soient physiques, dépendant de l’attitude posturale, du regard ou de l’intensité du mouvement, ou plus psychologiques, comme les stéréotypes attachés au genre que ce type de danses peut supposer. Et, à partir de ce lexique chorégraphique très codifié, et maîtrisé, Joaquín Collado nous plonge dans un autre monde où des créatures étranges apparaissent, juste en appuyant davantage un jeu de hanche, en accélérant un port de bras, en rompant la verticalité promise d’un pas… et bien sûr, en se construisant tout au long du spectacle un corps, plus encore qu’un costume improbable, avec tous ces textiles agissant comme autant de prothèses construisant une chimère merveilleuse, ni homme, ni femme, ni humaine, ni animale, mais tout cela en même temps. Et c’est un vrai plaisir de découvrir la précision et l’acuité des pas de danses de salon en train de se métamorphoser en une danse qui n’existe pas, débordant largement tous les cadres et tous les attendus. Une vraie performance.
Agnès Izrine
Vu le 9 mars 2024 au Théâtre de Vanves et à La Panopée dans le cadre du festival Artdanthé
Nomadics
Chorégraphie Lisbeth Gruwez
Composition, conception sonore et musique en direct Maarten Van Cauwenberghe
Interprétation Antoni Androulakis, Artemis Stavridis, Francesca Chiodi Latini, Lucie Domenach, Raoul Riva, Simon Arson, Victoria Rose Roy, Valeria Saija
Dramaturgie Bart Meuleman
Éclairage Jan Maertens
Costumes Eli Verkeyn
Hacía un sol negro
Conception, mise en scène et interprétation Joaquín Collado
Accompagnement Oriol López et Carolina Campos
Costume Carmen Triñanes
Musique live Bastien Raute
Lumières Iván Cascón
Coordination et production Laura Viñals
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