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« Nocturno » de Leonor Leal

On trouve quelque chose du free jazz dans l'exceptionnelle liberté avec laquelle la danseuse flamenca conduit avec ses musiciens une déconstruction savante, et réjouissante, de son art.

Au début de la danse, on craint plutôt. Qand Leonor Leal entame ses premiers pas, très réservés, c'est d'une sonate de Bach que l'accompagne le guitariste Alfredo Lagos. Ce qu'on craint, c'est la modernité métissée, le leurre du collage, le clinquant de la rencontre seulement en apparence, le frisson passager qui nie la complexité contradictoire des relations profondes. Que n'a-t-on connu Mozart à la sauce hip hop. Et le hard-rock accompagnant la danse flamenca. Et on en passe.

Leonor Leal ne danse pas de ce vain là. A son arrivée en scène, discrète et patiente, elle est restée longuement assise sur une chaise. Elle a fait mine de consulter un grand cahier de notes, ou journal de bord, ou recueil partitionnel. On ne sait. Mais c'est sérieux. Un appel. Il faut aussi parler de sa sobre chevelure coupée en casque ; ou de son costume masculin, plutôt rigoureux (chemise blanche sur pantalon noir). Voici donc, dès le départ, beaucoup de suggestion d'attente.

Puis dans tout son Nocturno, il n'y aura presque jamais rien pour le concéder à l'emphase torrentielle d'un flamenco volcanique. Et encore moins pour le colifichet des gestes. Leonor Leal se réserve, suspend des silences, tandis que la sonorisation architecture le plateau à la façon d'une aire de jeu complexe, avec béances et déploiements. Et toujours rien pour les fusions à l'emporte l'oeil. La danseuse, d'abord râclant le sol, donne à voir une construction de son geste, dont elle se saisit peu à peu, occupée à l'incorporer au lieu de le déjeter dans une flamme de circonstance. Une distance se travaille. Pareille construction vaut alors déconstruction.

Cette précision, nécessaire : l'auteur de ces lignes n'est en rien connaisseur de flamenco. Pire, il est assez rare que ce genre soulève son émotion, qu'il suspecte d'excès d'embrasements spectaculaires alors qu'on lui parle d'authentique. A cette aune, l'écriture de Nocturno paraît captivante. Il semblerait que la danse en soit bien toute flamenca, assez respectueuse des grammaires établies, sans transgression fracassante à cet égard. Altière, la danseuse y a tout le cinglant des segmentations tranchées, puis au bout de ses diagonales, s'exhausse dans l'efflorescence des rondeurs de bras et poignets. Par instant le geste sourit, là tout au bout, et le visage s'illumine d'un reflet de grâce fugitive.

Galerie photo © Sandy Korzekwa

Mais enfin, on n'assiste pas là à un solo. Nocturno est un trio, qui implique aussi savamment que malicieusement, ses deux musiciens. Au côté du guitariste Alfredo Lagos, c'est particulièrement le percusionniste Antonio Moreno qui se fait protagoniste d'une rencontre pleinement active. Physique. Il joue sur batterie arrangée, avec bassine métallique, grattoir de bois, etc. Quand une cymbale est greffée sur un tablier de bois, et joue la prothèse pénienne, la rencontre avec la danseuse se fait tragi-comique, dans une vaine burlesque, un brin cinématographique, qui émaille de loin en loin la soirée.

Ces artistes jouent (pas que de la musique). L'instrumentiste arpente l'espace. De quoi, littéralement, renverser la table. Un bric-à-brac d'ustensiles, d'instruments, se fracasse au sol. On s'est pris à ressentir quelque chose du free jazz dans l'enivrante combinaison entre d'une part l'excellence interprétative et technique, musicale autant que dansée, d'autre part la déconstruction des syntaxes et des codes, et enfin un tempérament de liberté confinant au toupet dans les situations enlevées, improvisées semble-t-il, de pures rencontres et échappées.

Nocturno est une ode à l'ouverture, à l'essai, tout en saveur de l'incertain, quand pourtant ses références paraissent très solides. C'est du flamenco, absolument, mais vécu, mais traversé, sur un mode qui le rend furieusement vivant dans son temps en l'instant. C'est magnifiquement intelligent, mais joyeux aussi. Et généreux. Que croyait-on qu'il se passerait, pour le public d'un festival qu'on juge plutôt d'obédience "classique" en sa spécialité ? Hé bien, rien moins qu'une ovation réjouie, piquée au vif de la curiosité heureusement partagée.

Gérard Mayen

Spectacle vu le jeudi 17 janvier au Théâtre Berndatte Laffont, dans le cadre du Festival flamenco de Nîmes.

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