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A Nîmes, le flamenco à la recherche de l’infinitude

Entre éternité cosmique et histoire tragique du XXe siècle, le flamenco s’affranchit des frontières. Ou les rétablit. 

Le flamenco est certes un art à l’identité culturelle liée à un terroir très défini. Mais les artistes ne cessent de questionner les possibilités de braver les limites. Les chorégraphes Chloé Brûlé et Marco Vargas ont trouvé la métaphore parfaite pour souligner les ambitions universelles du flamenco contemporain. Flamenco d’auteur, pourrait-on dire, comme on parle de danse d’auteur dans le domaine contemporain. Les différences entre les deux genres sont par ailleurs particulièrement poreuses quand le duo franco-espagnol travaille sur l’espace entre les sons comme entre les corps, à la recherche d’un ailleurs flamenca. 

Avec Los Cuerpos Celestes, l’évasion est maximale. Une voix off nous rappelle les bases de la poésie astronomique et les cinq interprètes, entre concert chorégraphique et science-fiction dansée, éclairés par des constellations de projecteurs disposés au fond du plateau, embarquent la salle dans un imaginaire où Alpha Centauri, Véga, Orion et la voie lactée dans son ensemble guident les danseurs dans leur dialogue fusionnel avec le musicien Miguel Marín. Quatre danseurs pour un musicien, c’est en soi une constellation qui fait voyager, en flamenco…

La circularité du carré

Corps célestes ou terrestres ? Intuitivement, on se dira que l’Andalousie doit choisir son camp, tant la force tellurique du flamenco semble se situer aux antipodes des sphères cosmiques sans confins. Finitude ou perpétuité ? Il est vrai que dans la cadence flamenca, tout converge vers un point culminant marquant l’inéluctable fin de tout mouvement, de toute phrase chorégraphique, et que cette finitude est la condition même de la cadence. Tout est fin et recommencement, dans cette danse qui ne glisse pas, surtout pas au sol. L’univers, lui, poursuit son expansion sans se heurter au moindre plancher, contrairement au flamenco qui, sans plancher, serait transparent, inexistant. Comment alors conférer une dimension d’éternel cosmique à une danse qui nécessite une nouvelle impulsion à chaque recommencement ?

A cette question astrale, Brûlé et Vargas répondent par une mise en boucle de certaines séquences musicales, procédé circulaire qui rappelle le Boléro de Ravel, œuvre circulaire qui livre une parfaite représentation de la rotation des planètes et de leur propre finitude. Car même les planètes font un jour une expérience terminale, comme nous le rappelle la petite conférence en voix off de Los Cuerpos Celestes. Alors, Véga se mettra-t-elle un jour à clignoter en rythme flamenca ? Brûlé et Varga semblent au moins envisager une telle accélération. Et aussi improbable soit-il, leur zapateado exprime ici l’étendue sphérique, puisque le cœur du flamenco se déplace des pulsions vers les intervalles qui ouvrent des fenêtres sur l’infini. 

Franchir les frontières

Aussi le miracle de Los Cuerpos Celestes est de réussir, non la quadrature du cercle, mais une circularité du carré. Autrement dit, le rythme binaire et créateur épouse ici l’esprit d’un glissement permanent et circulaire, d’autant plus que le mélodica remplace le cajon. Ce cercle, on le retrouve aussi dans un retour temporaire à la danse folklorique. Il n’y a donc plus de frontières entre le flamenco qui s’adresse à un public et la danse communautaire traditionnelle qu’on pratique pour son propre plaisir. Pas de frontière non plus entre conférence spectacle et poème dansé. 

Si les antipodes du flamenco peuvent se définir de façon cosmique, deux sœurs sont parfois tout aussi éloignées l’une de l’autre. Florencia O’Z est bailarina en Andalousie, et sa sœur Isidora O’Ryan violoncelliste, autrice-compositrice et chanteuse vivant au Chili, leur pays natal commun. Dans Antipodas, elles créent ensemble pour la première fois, cherchant à prolonger l’existence de l’une dans l’autre. Et le flamenco trouve une fois de plus un territoire nouveau à explorer, dans l’infinitude de deux personnalités. Elles jouent de leur complicité comme de leurs différences, où la musicienne comme la danseuse, la danse comme la musique, expérimentent la fusion des âmes, des corps et des arts pour remettre en question la finitude de la personnalité et s’incarner dans l’autre. 

Lorca et le papillon

Florencia O’Z a par ailleurs dansé, à un moment de sa carrière, au Ballet Flamenco de Andalucía. C’était sous la direction de Rafaela Carrasco qui dirigea la troupe de 2013 à 2016. Aujourd’hui l’ensemble sévillan présente une œuvre signée Úrsula López qui emprunte son titre à la première pièce de théâtre de Federico García Lorca, El maleficio de la mariposa (Le Maléfice du papillon), œuvre symboliste inspirée de Maeterlinck et Yeats. Mais le ballet, quoique ponctué de tableaux théâtraux, ne cherche pas à aller directement sur le terrain de Lorca. C’est plutôt Lorca qui faisait cette démarche, en invitant deux bailarinas dans sa création, en 1920. López nous embarque aujourd’hui pour un voyage à travers l’époque, souvent empreint d’un réalisme inutile et plombant, et donc à l’opposé de l’esprit d’El maleficio de la mariposa de Lorca. 

L’idée de réaliser un portrait d’une époque n’est pas sans séduire. Mais en même temps le défi est énorme et le piège de réaliser une sorte de catalogue guette, du début à la fin. Voilà donc la guerre, la fête du village, le théâtre brechtien, le cubisme, l’expressionisme, la danse de Martha Graham et – référence la plus directe à la pièce de Lorca – la danse du papillon, elle-même nourrie de celle de Loïe Fuller. La pièce peut aussi nous rappeler La Pasionaria, grande figure communiste à laquelle Lorca voulait consacrer un poème. Nous rappeler aussi que 1920, année de publication de la pièce, fut celle de la fondation du Parti Communiste espagnol, avec La Pasionaria, amie de Lorca, en première ligne. Mais tout ceci ne fait pas une pièce de danse, fut-ce une pièce de flamenco avec musiciens et chanteurs de grand talent. Et danseurs. Danseurs qui, habituellement, affirment leur propre expression mais sont ici à la recherche d’une vérité factice. 

Ballet Flamenco de Andalucia © Sandy Korzekwa

En flamenco, l’artiste chorégraphique peut-il se mettre au service de sentiments qui ne sont pas les siens ? Peut-on être à la fois bailador  et prétendre être un autre ? Dans El maleficio de la mariposa, tout sonne faux. La pièce s’enferme dans les images d’époque et se coupe de l’authenticité intime qui nourrit le flamenco. Et on se demande ce qu’auraient confectionné à partir de cette belle idée – d’éclairer Lorca en son temps – des artistes comme Israël Galván (qui avait affronté le franquisme et la Shoah dans sa pièce Lo Real) ou, justement, Rafaela Carrasco (qui a avait évoqué, dans Nacida Sombra (Lire notre critique) de grandes figures de femmes des siècles passés). Qu’en auraient-ils fait ? Sans doute quelque chose de plus percutant. De plus libre. La tentative d’Úrsula López met en évidence l’unique devoir d’allégeance du flamenco, celui de la vérité intérieure. Non négociable. Car libérateur. Même le Ballet Flamenco de Andalucía ne devrait pas confiner son art, en regardant le passé sans l’amener vers de nouveaux ailleurs.  

Thomas Hahn

Vu en janvier au Festival Flamenco de Nîmes

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