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Nawal Lagraa et Laos à Suresnes

On sait que la vie en « cités » n’est pas un long fleuve tranquille, et surtout pas pour les filles qui sont obligées de se viriliser pour ne pas passer pour des provocatrices sexuelles à punir collectivement. On sait aussi qu’il s’agit là de stéréotypes et que ces derniers nuisent fortement à la subtilité en création artistique.
En travaillant avec sept habitantes desdites « cités », Nawal Lagraa n’avait au début aucune intention de créer un spectacle pour les scènes institutionnelles. Le but était surtout d’aborder par la danse la condition féminine, et ce dans un sens plus universel. Ne pas parler des difficultés, mais de la force intérieure des femmes, en écho au livre Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés, éloge des forces féminines intrinsèques que les sociétés se dépêchent de réprimer.


Ce point de départ est des plus judicieux. Après tout, dans Femmes qui courent avec les loups, il n’est pas question de banlieues, mais de la féminité dans son ensemble. Aussi, Do You Be, première création de Nawal Lagraa, se place au-dessus de toute narration illustrative. Seuls les gestes et les visages des interprètes, dépositaires des sédiments d’un quotidien parfois éprouvant, témoignent de la réalité sociale. C’est sur ces traces-là que rebondissent les désirs de liberté.

Si ces danseuses viennent de la banlieue et pratiquent le hip-hop (mais également la danse contemporaine pour certaines d’entre elles), cela ne conditionne pas le message de Do You Be, mais ses moyens d’expression. Chacune des sept déploie une présence scénique hors du commun, justement parce qu’ici rien n’est feint et que leur présence se double d’une force de vérité exceptionnelle.

Sept femmes en état d’urgence

Il ne s’agit pas de représenter, mais d’être soi-même, de trouver un langage chorégraphique ouvrant un chemin vers soi-même, vers la libération d’une vérité et la vérité d’une libération. Si Do You Be est une pièce de groupe, elle est ponctuée par des solos où les interprètes défient la salle par des regards d’Amazones. La vérité de chacune saute aux yeux, autant dans leurs présences médusantes que dans le langage chorégraphique qui n’est expression personnelle, authentique et parfois violente.
C’est l’autre facette qui fait la force de Do You Be. En courant avec les loups, les interprètes survolent et court-circuitent toutes les catégories identifiables. Et si on peut identifier une source côté popping par-ci, un pas de breakdance par-là ainsi que des accents de danse contemporaine, d’arts martiaux ou d’ambiance africaine, on est surtout fasciné par la découverte d’un vocabulaire défiant les normes et les catégories.


Le grand mérite de Nawal Lagraa est d’avoir permis ce jaillissement d’une énergie généralement occultée qui se traduit par un vocabulaire gestuel qui coule de source et s’exprime avec une virulence qu’il fallait d’abord convoquer pour ensuite l’orchestrer, structurer et mettre en valeur. Au résultat, Do You Be se lance dans une dimension dramatique qui rappelle Le Sacre du printemps, ici transposé dans une dimension plus horizontale, les danseuses étant aimantées par le sol. Mais comme leur communauté est ici exclusivement féminine, le sacrifice de l’élue provoque plus de conflits intérieurs que d’énergie galvanisante.

Do You Be... Free?

« Es-tu », demande le titre de la pièce, et la réponse est un virulent « I would prefer to » où les enjeux autour de l’équilibre physique font apparaître autant de luttes émotionnelles. Le cri qui se profile derrière cette dissection gestuelle des corps rappelle bien le « Un peu de tendresse, bordel de merde! » de Dave Saint-Pierre. Et pourtant les approches dramaturgiques sont diamétralement opposées. Do You Be évacue toute tentation anecdotique et se reflète plutôt dans la démarche d’Abou Lagraa, qui avait créé plusieurs pièces avec de danseurs de rue algériens, à commencer par Nya.

Do You Be de Nawal Lagraa © Dan Aucante

Nawal Lagraa n’a pu que profiter de l’expérience aux côtés de son époux, ayant joué un rôle actif dans les créations au sein du Ballet Contemporain d’Alger. La clarté, la cohérence, la dramaturgie parfaites de Do You Be n’auraient pas été possibles sans ce parcours. Pas un temps mort pendant les quarante-cinq minutes de la pièce, et une cohérence absolue, alors que certaines césures créent des surprises esthétiques fabuleuses.
Et au milieu des tableaux hantés surgit une délicieuse coquetterie des fesses, les sept étant alignées de dos et reprenant  par leurs rondeurs la fameuse chaine, figure fondatrice de la danse hip-hop, lançant une provocation aussi sensuelle qu’humoristique aux machistes de tous poils.

Sans Paroles

Si à partir de Nya, Abou Lagraa a permis aux danseurs hommes d’afficher leur sensualité, Do You Be permet aux femmes de reconstruire leur force intérieure. Et ça vaut autant pour celles qui sont en scène que  pour celles qui regardent, quel que soit leur milieu  social. Et si après tout ça il fallait une preuve de plus de ce que la danse peut se situer au cœur des Gender Studies, la soirée Cités Danse Connexions #2 à Suresnes Cités Danse 2016 avait prévu, après Do You Be, le duo Sans Paroles du B-Boy Laos avec le saxophoniste Kévin Théagène.


Sans Paroles puisqu’on y est proche du mime, de Pierrot, voire du Petit Prince ? Tout de blanc vêtu, Laos dessine (un mouton ?) en l’air et sur le tapis de danse. Certes, David Phiphak aka Laos tire une partie de sa douceur chorégraphique de ses affinités asiatiques. Mais sa poésie et sa fragilité nous parlent avant tout de la dualité de l’être, entre le Yin et le Yang, le masculin et le féminin. Femmes qui courent avec les loups, hommes qui se lovent avec les chats... Même le hip-hop rejette les images d’Epinal des « genres » !

Thomas Hahn
 

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