« Multiple-s » de Salia Sanou
Le chorégraphe burkinabé effectue un retour sur scène. Accompagné de Nancy Huston, puis Germaine Acogny, il y fait vibrer la part incompressible d'altérité qui fait signe dans tout geste et toute personnalité.
Cela faisait six ans qu'on n'avait pas vu Salia Sanou danser lui-même sur une scène ; six années consacrées à la production de grandes pièces à grands tableaux, porteuses de visions sociales et politiques. Par effet de contraste, c'est presque un soliste qu'on se plait d'abord à observer dans sa nouvelle pièce, Multiple-s – De vous à moi – De vous beaucoup de vous.
Le danseur burkinabé n'est plus aussi jeune qu'il a été. Son corps s'est densifié. Il a gagné une grave pondéralité, une présence toujours plus conséquente. Pour autant, son art du geste n'a cessé de s'aiguiser. S'il porte le poids de vivre, c'est avec une fulgurante légèreté de petits pas chassés latéraux, presque flottant au-dessus du plateau. Cela tandis que la rhétorique de ses membres supérieurs frémit en acuités saisissantes, finement modulées.
Galerie photo © Laurent Philippe
Or, comme son titre le proclame, la nouvelle pièce de Salia Sanou n'a rien d'un solo. Totalement achevée au prochain festival Montpellier Danse, elle comprendra trois volets. Dans cette attente, c'est au festival des Francophonies en Limousin que le chorégraphe la montrait en deux volets (dont le second montré pour la première fois sur scène).
Le concept est très simple. Chacun de ces volets consiste en la rencontre, effective sur scène, avec une personnalité qui a compté dans le parcours de l'artiste. Le propos est dense : dans Multiple-s (dans la manière même d'écrire ce titre), le singulier se conjugue intimement au pluriel. Il s'agit de sonder, et activer, cette part incompressible d'altérité qui fait signe en tout geste, et qui participe à la construction de toute personnalité.
Galerie photo © Laurent Philippe
La première des invitées de Salia Sanou est l'écrivaine d'origine canadienne Nancy Huston, dont les écrits avaient déjà émaillé Du désir d'horizons, précédente pièce à grand effectif, où le chorégraphe conférait puissance épique, et résonance philosophique, à l'actualité des migrations. Décidément, il faut lire les titres dans les détails. Ce volet précisément s'intitule De vous à moi. Sur scène, il se développe, en effet, sur le mode d'un dialogue directement interindividuel.
Nancy Huston ne se laisse pas impressionner par les exigences du plateau. Elle est déjà coutumière de lectures très incarnées. En revanche, ses pas dansés conservent la pureté naïve d'une amateure débutante. La scénographie de Mathieu Lorry Dupuy consiste en deux panneaux ajourés roulants, tout en traits de lumières, que les gestes des danseurs traversent, alors brillants et incisifs, dans leur mouvement de quête d'altérité.
Galerie photo © Laurent Philippe
Pas plus qu'on n'associe l'écrivaine Nancy Huston à une figure de danseuse, on ne ramène le danseur Salia Sanou à une culture qui serait principlament livresque. Entre ces deux positions, le déplacement est très fort, tout en tensions vibrantes, où les gestes s'imprègnent réciproquement par déteintes, toutes d'élégance distancée.
Ainsi peu à peu on parviendra à ce que l'écrivaine entre dans la transe de dos, qui est, de manière si marquante, l'un des gestes fondamentaux de Salia Sanou, tiré du répertoire traditionnel africain dont il est issu. Ce motif n'a jamais quitté notre mémoire depuis son apparition dès la pièce Antigone de Mathilde Monnier, qui nous le faisait découvrir en France voici un quart de siècle.
Galerie photo © Laurent Philippe
Quand Nancy Huston s'électrise en oscillations d'omoplates burkinabé, on perçoit comment la thématique des exils, des origines éloignées, des identités à recomposer, fonde sa propre histoire, et son art en définitive. C'est une préoccupation universelle. Fraîche de nouveauté, l'écrivaine d'origine nord-américaine n'est en rien égarée au côté d'un Salia Sanou. Cela transgresse tout confinement en quoi consisterait la culture des seules racines.
Cette culture des racines demeure en revanche le leit-motiv de Germaine Acogny, qui le répète haut et clair au coeur du second volet de Multiple-s, lui intitulé De vous beaucoup de vous. Voilà encore un titre très significatif. On y lit en quoi Salia Sanou aura énormément reçu de la chorégraphe d'origine béninoise. Il y a moins de déplacement dans cette nouvelle séquence. On y reste entre gens de la danse, gens d'Afrique (cela y compris dans une problématique de positionnement à l'égard de l'ancienne puissance coloniale), non sans entretien d'une autorité incontestée attribuée à l'aînée, comme le dictent les usages. Et dans autorité, il y a "auteur".
Galerie photo © Laurent Philippe
De vous beaucoup de vous cultive ainsi, avant tout, le thème de la transmission. On y capte des transferts de gestes magnifiques, lorsque Salia Sanou reproduit en léger différé les mouvements de son aînée ; ou quand, franchement magnifique, il prend position derrière elle, pour opérer le dédoublage d'un sous-lignage de ses inflexions corporelles. Car il aurait fallu dire d'abord, principalement, ce bonheur, cet honneur presque, qu'il y a à considérer aujourd'hui sur scène, la grande danse de vestale, qui reste celle de Germaine Acogny.
Il est alors dommage que pareilles qualités le cèdent à une dramaturgie du clin d'oeil et du sourire obligés. On y trouve une légèreté de ton de commande, une fantaisie de propos, un petit théâtre des attitudes, désuet, qui résonne comme un renoncement à se saisir de l'ampleur aujourd'hui renouvelée des problématiques post-coloniales, aiguisées par les jeunes générations de chorégraphes performeurs africains, des aires anglophones plutôt que francophones (ce qui n'est sûrement pas un hasard).
Galerie photo © Laurent Philippe
Il faut l'écrire, alors que cette pièce était créée au soir d'une visiste ministérielle au festival des Francophonies, lui dessinant de nouvelles perspectives, direction, et moyens amplifiés. Ou bien on se confronte au monde en pleine contemporanéité. Ou bien on entretient le pré carré en héritage.
Gérard Mayen
Spectacle vu le jeudi 27 septembre à Limoges, Centre culturel municipal Jean Gagnant, dans le cadre du Festival des Francophonies en Limousin.
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