Montpellier Danse : Anne Collod vs Eszter Salamon & Boglàrka Börcsök
Ruth Saint-Denis, Ted Shawn, Valeska Gert : A la recherche des chorégraphes oubliés, ou comment rendre justice à des univers fondateurs disparus...
Fondatrices pour la danse du XXe siècle, et pourtant injustement oubliées: Valeska Gert (1892-1978) en Allemagne et Ruth Saint-Denis (1879-1968) aux Etats-Unis créèrent des solos à la recherche d’une nouvelle danse, à une époque où il fallait repenser les liens avec les racines, les ailleurs, l’avenir et la place de la femme. A Berlin, Valeska Gert, sulfureuse chorégraphe (et cabarretiste) expressionniste, cherchait un art total et avant-gardiste dans l’effervescence des Années folles. A Los Angeles, Ruth Saint-Denis et son époux Ted Shawn chorégraphiaient leur quête de spiritualité et de curiosité pour les cultures indienne et amérindienne. Ensemble, Saint-Denis et Shawn créèrent également des pièces de groupe.
Au festival Montpellier Danse, les créations de Salamon (Monument 0.5 : The Valeska Gert Monument) et Collod (Moving Alternatives) se sont succédé sur le même plateau, à quelques jours d’intervalle. Le Théâtre de la Vignette étant intégré dans un pôle universitaire, les deux recherches y étaient particulièrement à leur place. Et la constellation sonnait naturellement comme une invitation à suivre et à comparer les approches des deux chorégraphes. Car dans un travail sur des danses disparues (ou presque), la méthode est primordiale. Avec quel matériau travailler? Comment représenter les créatrices originelles? Quelles libertés s’arroger?
Galerie photo © Laurent Philippe
Déjà, aucune des deux ne mise sur la reconstruction. Anne Collod sollicite même les « archives corporelles des performeurs.ses », qu’il s’agisse de leurs propres créations (Ghyslaine Gau) ou de fragments interprétés dans les créations d’autres chorégraphes, comme dans le travail de Calixto Neto avec Lia Rodrigues ou de Shantala Shivalingappa avec Pina Bausch. Mais surtout, Collod a pu consulter les archives consacrées à la Denishawn, au centre de danse Jacob’s Pillow dans le Massachusetts. Elle en a ramené trois soli d’inspiration indienne créés par Saint-Denis entre 1906 et 1919 ainsi que deux pièces de groupe de Ted Shawn, créées en 1933 et & 1935.
Galerie photo © Laurent Philippe
Retour aux origines
Où en serait la danse américaine aujourd’hui s’il n’y avait eu Saint-Denis et Shawn, avec leur passion pour les danses et les cultures indiennes et amérindiennes? C’est la question posée, et il va de soi que personne ne saurait y répondre. Nous savons seulement, sommairement, de quelle façon leurs recherches ont essaimé, aux Etats-Unis et au-delà. C’est dans cette optique que Moving Alternatives présente la danse comme un fait culturel universel, une joyeuse « appropriation culturelle » générale tissant sa toile à travers les continents. Les danses de Moving Alternatives nous baladent entre le sacré d’une adulation cultuelle (soli de Ruth Saint-Denis) et la danse guerrière de Kinetic Molpai de Ted Shawn de 1935, ajoutant l’universalisme du genre, grâce aux lumineuses transgressions de la masculinité par Pol Pi et Sherwood Shen. Les costumes très inspirés de La Bourette apportent à l’ensemble une touche farfelue et chaleureuse.
Mais Moving Alternatives tente d’être sur tous les terrains à la fois. Sa forme hybride l’amène à se perdre entre spectacle-conférence, reconstruction et inspiration libre, entre une approche très didactique et une invention chorégraphique composite où le public ne possède pas les clés pour identifier les strates temporelles et culturelles et leurs croisements. Quelques repères n’alourdiraient pas l’ensemble, dans une pièce à tendance pédagogique comme celle-ci, avec son approche générale explicative et explicite, où l’on évoque longuement la vie et l’art du couple américain au microphone, où l’on raconte aussi des rêves plus ou moins mystiques, où l’on se réunit au sol pour une sorte de table ronde au sujet de Saint-Denis et Shawn.
Galerie photo © Laurent Philippe
Eszter Salamon & Boglàrka Börcsök : L’esprit Valeska Gert
L’amnésie collective concernant Valeska Gert est toute autre. Son autobiographie Je suis une sorcière a fait d’elle une référence. Mais ce Monument 0.5 : The Valeska Gert Monument « fait essentiellement référence aux pièces dont aucune trace n’a été conservée, ou très peu », comme l’annonce Salamon. L’oubli par rapport à Gert et l’absence de traces de ses créations font partie de la difficulté, dans l’Allemagne de l’après-guerre, à inscrire les arts de la scène dans une continuité. Fraîchement divisé, le pays s’empresse à faire table rase de son historie artistique et à construire de nouvelles normes. La réussite économique compense la faute morale. Dans cet univers, il n’y a guère de place pour une libertaire comme Valeska Gert. Certes, son art n’est plus estampillé comme « dégénéré ». Mais il ne fait plus recette.
Galerie photo © Laurent Philippe
Valeska Gert avait certes dansé en opposition au nazisme. Son art reste néanmoins intimement lié à la culpabilité collective des Allemands de l’ouest. Et les performances de Gert s’opposent à tout ordre établi. Voilà qui est irrecevable jusque dans les années 1970, et ne le redevient qu’à travers une nouvelle génération d’artistes nés avec ou après le « miracle économique ». Nina Hagen, par exemple. Sur fond des mémoires de Gert, la scène finale de The Valeska Gert Monument restitue l’effervescence d’une culture contestataire, punk et flower power comme une réincarnation - parmi d’autres - de l’esprit de la performeuse berlinoise. Salamon et Börcsök travaillent ici à partir de plus de vingt de ses solos et de son autobiographie, mais profitent d’une liberté d’invention absolue.
Eternelle rebelle
Dans leur duo, la rébellion fait ici éclater l’univers de Valeska Gert de l’intérieur, la forme du duo excluant d’emblée toute idée de reconstruction. « Avec la série de Monuments, inaugurée en 2014, j’engage une pratique d’écriture spéculative de l’Histoire délestée de toute promesse téléologique », écrit Salamon. Comment faire revivre aujourd’hui cet état d’esprit rebelle? La force du spectacle de Salamon et Börcsök réside dans sa liberté formelle et énergétique, mais aussi dans sa limpidité. Ensemble, elles font éclater les frontières ente le bon goût et le mauvais goût, entre la scène et la salle, entre le mignon et le monstrueux, entre dadaïsme et exotisme. Elles montent et descendent les marches du monument scénographique, chantent une vieille rengaine allemande des années 1930 en accéléré ou s’approprient en duo l’idée d’une Grotesque japonaise imaginée par Valeska Gert..
Galerie photo © Laurent Philippe
A notre grande surprise, Salamon et Börcsök arrivent réellement à ressusciter, entre allusions à Kurt Schwitters, Chaplin (ah, Titine!) et autres Manga, un univers aussi cohérent qu’éclaté, un kaléidoscope délirant qui traverse les époques sans les opposer. Et quand elles pointent leurs seins en murmurant des « fake », c’est aussi leur spectacle en tant que tel qui se dédouane ainsi de tout côté monumental. En effet, tous les Monuments de Salomon portent des numéros inférieurs à 1, pour exprimer le refus de placer leurs objets sur un quelconque piédestal. Valeska Gert leur en serait reconnaissante, et bien sûr aussi de voir sa rébellion esthétique retrouver sa place, à la fois dans l’historie et dans l’actualité de la danse.
Thomas Hahn
Festival Montpellier Danse 2019
Spectacles vus le 2 juillet (The Valeska Gert Monument) et le 5 juillet (Moving Alternatives)
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