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« MOMO » d’Ohad Naharin, la Batsheva Dance Company et Ariel Cohen

C'est l'événement chorégraphique de la saison à ne pas rater ! Jusqu'au 3 juin à La Villette dans le cadre de Chaillot Nomade.

La lumière n’est pas encore éteinte quand quatre hommes, allure martiale à souhait, torses nus et pantalons cargo, entrent sur le plateau. Ils arpentent l’espace en unissons parfaits, comme une unité prête au combat, réglée comme du papier à musique, paraissant sans affects. Et, peut-être pour la première fois, la guerre est dans toutes les têtes, elle est désormais si proche de nous. Viennent alors, un par un, sept danseurs en costumes idoines (qui aura du tutu et qui de la tunique, qui de la soie drapée ou de la panne de velours) revisités et totalement « gender fluid » dans les roses et or, dont la gestuelle, empreinte de la technique Gaga mise au point par Ohad Naharin, semble vouée à se déliter dans des dislocations du corps entier.

La scène est déjà stupéfiante car chacun des interprètes, mis à part le quatuor, possède son propre vocabulaire, et même son idiome personnel pourrait-on dire tant chacun est défini par la danse qu’il expose. Ça donne une sorte de profondeur de champ au plateau assez extraordinaire tandis que nos yeux s’essaient à faire le point pour avoir une image globale.

Car si au premier abord tout paraît simple, d’un côté les soldats, de l’autre les artistes chorégraphiques, aux uns l’ordre militaire, aux autres le chaos, même pas organisé, et la liberté, tous les clichés de la masculinité s’opposant à l’originalité personnelle, tout s’avère plus compliqué et surtout plus subtil.

La musique, en mineur, et le mouvement du groupe des « danseurs.ses » qui s’escrime, sous de beaux éclairages dorés signés Avi Yona Bueno (Bambi), à rassembler tous leurs membres en un tout cohérent qui s’appellerait peut-être « corps dansant » semble surtout engagé dans une bataille perdue d’avance, car toujours quelque chose échappe à cette unité personnelle rêvée... 

De l’autre justement, l’unité collective symbolisée par le quatuor en marche, tout en structurant l’ensemble car c’est lui qui impose son rythme et hypnotise le regard, paraît prendre des libertés dans de petits détails, certaines figures rappellent la Hora (danse folklorique israélienne), certains gestes prennent des inflexions presque tendres, avant de revenir à une mâle attitude dont on devine qu’elle est à prendre au second degré. On peut d’ailleurs projeter toute une gamme de significations sur ces quatre hommes : enfermement, solidarité, fraternité, brutalité, joie, sensualité, virilité affichée, solidité… Tandis que les autres, titubant, tremblants, ou enchaînant des arabesques désespérées et malgré leurs différences chorégraphiques comme physiques, donnent l’impression d’un groupe d’âmes en peine. Poignants avec sa volonté de bouger dans tous les sens, prêt à se démantibuler, comme si, face à cette fin du monde annoncée, ils avaient déjà abandonné la partie.

Et quand ils se retrouvent à la barre, ce pourquoi ils sont censés être faits, ce sont eux les robots déshumanisés qui enchaînent un vocabulaire classique saccadé, dansé à toute vitesse sans la moindre émotion. Toute grâce, tout lyrisme a été balayé et l’extravagance ou l’exubérance n’y pourront rien. Certes, on peut penser qu’à travers cette création, Ohad Naharin, fustige les dictatures militaires et les stéréotypes de la virilité en s’opposant à l’individualité fluide et originale des autres. Peut-être a-t-il également voulu caractériser nos sociétés actuelles qui ont tendance à se fragmenter profondément sous l’effet d’un abandon de valeurs communes…

Reste qu’au-delà du sens, qui demeure toujours incertain, on est surpris à chaque instant, par un mouvement inconnu et surtout inattendu dans ce langage toujours novateur et toujours surprenant.

Les trouvailles d’Ohad Naharin et de la Batsheva Dance Company, puisque pour la première fois, la chorégraphie est à la fois signée du directeur chorégraphe ainsi que d’Ariel Cohen et des danseurs est exceptionnel et ouvre au créateur de nouveaux horizons. Le processus qui a consisté à scinder la compagnie pour que les deux pièces soient créées séparément, puis assemblées est audacieux. Bien sûr, et même si on distingue ce qui vient d’Ohad (le quatuor) tout en nuances et en fulgurances, et, ce que les danseurs et Ariel Cohen en ont fait, la performance viscérale, explosive, et parfois si étrange avec ses torsions et ses trémulations, emporte tout avec elle. Impressionnant.

Agnès Izrine

Le 24 mai 2023, Chaillot Nomade à La Villette. Jusqu’au 3 juin.

 

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