Les Sisyphe physiques et philosophiques de François Veyrunes
Sisyphe heureux : Aboutissement en fanfare de la trilogie commencée par Tendre Achille et Chair Antigone.
Trois créations, et une conclusion. Sisyphe heureux de François Veyrunes, pièce réunissant les trois interprètes féminines de Chair Antigone et les trois hommes de Tendre Achille, confirme toutes les hypothèses chorégraphiques des deux volets précédents. Par exemple, celle qui stipule que l’homme a besoin de se trouver face à l’inéluctable et à plus fort que lui pour réussir à se définir. En danse, cette force majeure est incarnée par le temps et la gravité. Dans sa trilogie, Veyrunes transforme ces deux dimensions en danseurs à part entière, si bien que chaque volet de sa trilogie est de fait un pas de trois entre le temps, la gravité et le personnage en question.
Heureux, Sisyphe?
Selon Camus, Sisyphe serait heureux. Et pourtant, il a une histoire. Les Sisyphe de Veyrunes, eux, n’en ont pas. Leurs chances de bonheur sont donc doubles. Au bonheur chorégraphique s’ajoute celui d’être ensemble. Et si Camus fait figure de point d’arrivée au bout de ce voyage en Tragédie, il pourrait aussi bien en être le point de départ. Car en vérité, cette trilogie s’intéresse avant tout à la condition que nous partageons avec les trois héros-titres, alors que leurs sorts particuliers résonnent en arrière-plan.
Une trilogie donc, pour démontrer - brillamment, grâce à une écriture très personnelle et tout aussi aboutie - que les humains sont ainsi faits qu’ils se révèlent à eux-mêmes et au monde quand ils font face à des défis fondamentaux. Chez certains chorégraphes, cela peut se traduire par une course effrénée, jusqu’à l’épuisement. C’est par ailleurs un véritable courant de la création actuelle, de Jan Martens à Olivier Dubois, de Julie Nioche (avec Les Sisyphe, justement) à (La) Horde etc., qui cherche à saisir la vérité de l’interprète en faisant craquer le vernis du corps en pleine maîtrise du mouvement.
A la croisée des axes
Si Veyrunes partage l’intérêt d’éclairer ainsi ses interprètes, sa trilogie ne repose pas sur la répétition mécanique d’un geste du quotidien. Au contraire, elle développe un défi chorégraphique particulièrement sophistiqué, comprenant le corps comme l’interface de deux axes, l’un horizontal et lié au temps, l’autre vertical et soumis à la gravité. Leur croisement fait surgir cette dimension interrogeant directement les possibilités de l’homme à se déterminer par sa propre volonté.
Les étonnants portés dans Sisyphe heureux font donc régulièrement surgir des figures de croix. Pour réaliser ces constellations, les danseurs s’appuient sur le corps partenaire et le sol. Ils tirent donc profit de la gravité pour conquérir une verticalité spirituelle. Cette liberté leur permet un basculement ex nihilo de l’horizontale à la verticale qui s’effectue avec une facilité déconcertante. C’est la démonstration chorégraphique du libre arbitre, élément central dans la recherche de Veyrunes. Par comparaison, chez Martens, Dubois et les autres, c’est l’inverse qui se produit. Le corps est contraint à la répétition perpétuelle du même geste, dans une situation sans issue, où il se fatigue et rend les armes face à la gravité. Ces Sisyphe-là ne sont pas heureux de la même manière.
Une route unique qui fait sens
Chez Veyrunes, chaque suspension du temps par le corps contient l’énergie complète d’un mouvement, ainsi que le départ et l’aboutissement d’une situation chorégraphique donnée. A l’intérieur d’elle, les danseurs surfent sur les ondes gravitationnelles et sur l’adversité qui les dépasse et les traverse, aidant l’humain à grandir. Aussi chaque interprète devient un véritable univers en soi. Dès le départ, dans les duos ouvrant Sisyphe heureux, on sent que le ralenti, basé sur un séquençage fluide du geste, traduit le temps requis pour se placer dans une intense conscience du monde.
Les différences entre les approches de Veyrunes et d’une Myriam Gourfink sont tout aussi intéressantes. Gourfink opère un découpage microscopique du geste pour aborder le mouvement de l’intérieur du corps même. En revanche, les Achille, Antigone ou Sisyphe de Veyrunes traversent le mouvement du monde. Et finalement, l’approche de Veyrunes, qu’il définit comme basée sur des défis gravitaires, n’existerait pas sans un certain Merce Cunningham. Le Newyorkais travaillait sur les limites de l’équilibre, mais allait vers une abstraction certaine qui ne privilégiait pas les personnalités des interprètes. Veyrunes lie les défis gravitaires à une forme de danse contact et révèle les êtres.
Il signe par ailleurs également l’univers sonore de Sisyphe heureux. Dans son désir de réunir sensualité et spiritualité, il tombe sur une même ligne d’ondes avec John Coltrane, par une boucle de quatre notes jouée à la basse, renvoyant directement au thème principal dans A Love Supreme, cette suprême revendication de mariage entre le charnel et l’espérance. C’est sur ce rythme lancinant, tirant subtilement mais irrésistiblement vers le haut, que s’accomplit la fusion des trois méta-Antigone et des trois para-Achille. Et il n’y a plus de doute: Ensemble, ils forment un Sisyphe qui est heureux. Et François Veyrunes est un Camus du geste.
Thomas Hahn
Spectacle créée le 16 mars 2017 à l’Espace Paul Jargot de Crolles, en co-accueil avec MC:2 Grenoble
Vu le 24 mars 2017 au Théâtre de l’Hôtel de Ville de Saint-Barthélemy d’Anjou.
Mention spéciale à ce lieu étonnant, scène orientée Arts du Mouvement et dirigée avec enthousiasme et grande sensibilité chorégraphique par Brigitte Livenais, ancienne interprète chez Bouvier Obadia et chorégraphe.
Lire notre interview de François Veyrunes au sujet de Sisyphe heureux :
Lire notre critique sur Chair Antigone
Sisyphe Heureux :
Chorégraphie : François Veyrunes
Avec Marie-Julie Debeaulieu, Gaétan Jamard, Jérémy Kouyoumdjian, Sylvère Lamotte, Emily Mézières, Francesca Ziviani.
Dramaturge et assistante à la chorégraphie Christel Brink Przygodda
Plasticien et direction technique Philippe Veyrunes
Univers sonore François Veyrunes en collaboration avec Stracho Temelkovski
Tournée 2017-2018
30 octobre 2017 : Théâtre du Parc – Andrézieux-Bouthéon (42)
21 mars 2018 : Château Rouge –Centre culturel – Annemasse (74)
Septembre 2018 : Théâtre du Vellein – Villefontaine (38)
Catégories:
Add new comment