. « Les Quatre Saisons ou le Partage du Loup » d’Emilio Calcagno
Vivaldi, mais pas trop ...
Tous debouts. En fond de scène, dans des costumes un rien criards, comme du Pina Bausch overlooked. Ils descendent, d’une marche décidée qui tient de la manif et du show-room. Ils remontent puis reviennent et leurs attitudes oscillent entre fierté et ostentation. Rien de tranché, un entre-deux émotionnel qui transparaît à de multiples reprises. Les Quatre Saisons ou le Partage du Loup d’Emilio Calcagno pour le Ballet de l’Opéra de Tunis -le chorégraphe insiste sur le complément du titre- hésite ainsi tout au long de son développement, croisant les hésitations et les ambiguïtés au point que ce qui constitue une faiblesse objective de l’œuvre finit par en devenir un élément constitutif du sens, voir même une leçon.
Pour l’analyse, la pièce est structurée en une suite de tableaux enchaînés comme autant d’aperçus sur le monde Tunisien. Après une assez longue introduction où s’installe le climat général, d’abord par cette évocation assez trouble des manifestations, mais encore par plusieurs scènes « de genre » où la « tunisianité de carte postale » -pour citer des commentaires- est détournée par une ironie voire une violence parfois sévère (mas de cadavres), les danseurs se regroupent, forment cercle. C’est à ce moment que dépassant la musique électronique originale de Waddhah El Ouni, résonnent les premières notes de Vivaldi. Pas de baroque, pas de raffinement, mais une folle ronde, presque une tarentelle. Un Vivaldi de paysans débridés dansé par des Tunisiens en tenues de soirée…
Un mélange singulier pour ce Printemps musical. Car à l’origine du titre, il y a ce fameux « printemps Tunisien » qui a contaminé tout le monde arabe. Or la question de la saison touche à des questions plus intimes quant à ce que l’expression signifie pour les tunisiens eux-mêmes. Les saisons du cœur, celles de la vie, le mélange des émotions… L’expression « partage du loup » évoque ces moments singuliers et propres au climat tunisien où le soleil et la pluie se disputent le ciel. Façon de mettre cette évocation qui pour tout européen cultivé appelle nécessairement les références au « prêtre roux » vénitien sous un jour singulièrement mélangé.
Galerie photo © Département communications & presse
Ainsi verra-ton, derrière les danseurs, les figuiers de barbarie ; plus tard ils arrivent avec des feuilles de menthe pour le thé ; il y aura des tapis, du jasmin, des objets du quotidien. Mais aussi dans la fosse d’orchestre de la grande (1800 places) -et toute nouvelle- salle de la Cité des Arts de Tunis, les musiciens de l’ensemble Les Cordes de l’Orchestre de l’Opéra de Tunis sous la direction de Mohamed Bouselema, renforcés par le violon de Julien Dieudegarde du quatuor Bela qui s’occupe de ces partitions plus retorses que ce que leur popularité peut faire accroire. Le mélange… Mélange aussi des formes chorégraphiques : les danseurs du ballet de l’opéra de Tunis viennent d’origines diverses. Certains -plutôt les filles- possèdent une incontestable expérience, voire un vrai cv, comme Oumaima Mamai. D’autres -plutôt les garçons- sont encore très fragiles techniquement, ayant quitté le monde des danses urbaines pour cette occasion singulière. Le résultat est à lire à l’aune de cette multiplicité d’influence.
La pièce, en soi, reprend globalement la construction du Catania Catania (2016) d’Emilio Calcagno, mais en respectant à la fois la nature mélangée (le terme métissé ne serait pas juste) de ce projet et le caractère complexe de la situation tunisienne. Petite précaution dialectique pour dire que l’on pourrait aimer que cela aille plus loin mais que cela n’était vraiment pas possible.
Dans Catania, toute la distribution finie à oilpé baignée de poissons crus écrasés, gueulant comme des tordus. Cela jurerait avec Vivaldi et la proposition est un rien too much pour la Tunisie et, en plus, cela n’aurait pas été juste. Il ne trouve pas cette outrance dionysiaque et sauvage propre à la Sicile dans la culture Tunisienne. On peut vivre à 200 Km l’un de l’autre et partager sa culture avec les Italiens depuis des millénaires (au moins depuis qu’Hannibal a été chercher des poux aux romains) et ne pas vibrer aux mêmes excès. La Tunisie, beaucoup plus Italienne que Française soit dit en passant, garde un sens du presque pas trop, de la négociation que l’Italien -a fortiori la Sicile- ignore. On retrouve là ces ambiguïtés relevées initialement. Oui, ces Quatre Saisons sont ambiguës et irritantes de demi-mesures. Mais il était impossible qu’il en ait été autrement compte tenu du projet lui-même et de la Tunisie. Cela sonne dont légèrement faux et donc juste.
Philippe Verrièle
Vu le 29 avril 2018 à la Cité des Arts de Tunis
Les Quatre Saisons ou le Partage du Loup
Chorg. : Emilio Calcagno
Ballet de l’opéra de Tunis. Pièce pour 14 danseurs.
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