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« Les Arrière-Mondes » de Patrick Bonté et Nicole Mossoux

Les Mossoux-Bonté au mieux de leur capacité à générer de l'image et du trouble livrent une pièce qui reflète tout à fait l'expression de leur monde singulier. C'est à dire inquiétant et fascinant.

Quoi qu'ils revendiquent alternativement la paternité de leurs créations communes, l'un se mettant au service de l'autre puis échangeant leur rôle pour la création suivante, les œuvres des Mossoux-Bonté possèdent une vertu commune, légèrement vénéneuse et fascinante : le trouble. Celui généré par Patrick Bonté tient beaucoup de la puissance des images évoquées, celui de Nicole Mossoux sourd d'une gestuelle qui fait ressurgir les fantasmes dans des intentions… Et chacun met au service de l'autre ses sortilèges. Les Arrière-mondes, à la genèse particulièrement chamboulée par la pandémie, a tiré profit de ces deux talents pour une fois à quasi égalité pour un défilé de singulières figures dont le mouvement trahit graduellement l'abîme. 

En pratique, sur le plateau, six couloirs isolent les interprètes les uns les autres. Chacun dans son tunnel de tulle. Comme une noria d'images, lentes et irrésistibles, les figures surgissent du fond, remontent vers la lumière de la scène, semblent y trembler un instant, et s'en remontent vers leur origine sans n'avoir rien livré de leur mystère ; cela se répète. La musique tend une nappe de bruits sombres qui nimbe d'irréalité les déplacements : tout semble s'y produire dans le silence des corps et le grondement du temps. Rien de certain, peut-être seulement des images ? Monstres fabuleux, jumeaux hydrocéphales, visages sans yeux ni traits, goules mâles d'apparence femelle, poly-membrés, momies agiles, Gilles de Binche ressuscités, ils changent d’aspect à chaque épisode de cet étonnant défilé de mode … Reviennent et repartent. Répétition apparente qui cache cependant une subtile progression. Le parallèle des marches se décale, la lumière monte très finement révélant comme à regret et par mégarde les arcanes de ce tarot étrange. Il s'est donc passé quelque chose, derrière le noir du fond de scène dont ces monstrueux messagers viennent nous entretenir mais que le reflux de leur mouvement empêche de nous confier. Leurs déformations physiques, le délabrement graduel des vêtements évoquant un incertain XVe siècle (faut-il rappeler la passion des Mossoux-Bonté pour Lucas Cranach 1472-1553), cette gestuelle de mouvements hasardeux et comme jamais achevés, le halo luminescent entourant les figures obscures ou leur face blafarde, tout l'apparat des images indiquent la dégradation et la déréalisation de ces personnages. Ils pourraient n'être que des ectoplasmes qu'usent les efforts pour venir vers nous et s'en retourner. 

Galerie photo © Julien Lambert

La gestuelle joue alors son rôle : des variations apparaissent dans les séquences, de légères dissemblances qui trahissent l'individualité et témoignent que ces spectres, parce qu'ils dansent, appartiennent à la réalité. Ainsi donc, cela vit et ces « freaks » dans leur monstrueuse parade, revenant d'un autre monde dont ils portent le message, ne sont pas des fantasmes ou des artefacts mais relèvent de la merveille : Georges Canguilhem dans sa préface au Des Monstres et prodiges d'Ambroise Paré rappelle que le Monstrueux est un Merveilleux, quoi qu'à l'envers… Une merveille, donc, soit étymologiquement : « chose qui frappe d'étonnement ». Ces messagers bizarres accoutrés étrangement ont donc à nous délivrer un message saisissant. 

Pour le moment le dispositif rigoureux prévient leur débordement et s'ils se croisent maintenant, se combinent et forment quelques poses, les couloirs les rattrapent et ils n'y échappent guère. Mais la gestuelle a changé et les costumes aussi. A force de se dévêtir, arrivés presque nus, les voilà qui paraissent en linceul opalescent sous l'éclairage. Dans un tissu si collant et si fin, d'une telle matière qu'il adhère en souplesse aux détails anatomiques, les voilant mais les dévoilant de ce fait. La chair palpite, s'affiche dans la blancheur de la lumière qui a achevé son crescendo. Mais l'inquiétude n'a guère diminué, les oripeaux étranges, les fraises et les corsets lacés, possédaient l'exotisme de l'inconnu. Maintenant, il n'y a plus que le corps, plus visible parce que voilé, et qui évoque la fin du corps, à savoir le suaire. C'est aussi le moment où le mouvement s'est libéré le plus largement, gagnant en amplitude et en vigueur, oubliant les tressautements précédents, jouant pleinement de ces infimes décalages d'unisson qui trahissent le vivant. Ainsi du fond du théâtre, depuis cet arrière-monde là, viennent ces messagers comme pour mourir au moment où il deviennent les plus désirables… 

Pas d'explication à cette énigme, seulement le trouble des derniers soubresauts dont rien ne vient départir ce qui y relève de la petite ou de la grande mort… On peut en rester légitimement troublé.

Philippe  Verrièle

Vu le 16 janvier 2023 au Théâtre de la Cité Internationale, Paris, dans le cadre du festival Faits d'hiver.

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