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« Les Ailes du désir » : l’envol de Bruno Bouché

Où les anges frémissent et la danse révèle la face intemporelle du film culte de Wim Wenders. A voir les 29 et 30 mars à Maison des Arts de Créteil (MAC). 

Les Ailes du désir est la première création longue de Bruno Bouché, alors qu’il dirige le Ballet de l’Opéra National du Rhin depuis quatre ans – ce qui inclut, il est vrai, la longue période confinée. En entamant une nouvelle étape dans sa carrière de chorégraphe, il était naturellement attendu au tournant, d’autant plus qu’il avait choisi de surprendre avec un projet plutôt osé. Adapter une œuvre cinématographique n’est pas tout à fait la même chose que de proposer une nouvelle lecture d’une matière qui a fait ses preuves, qu’il s’agisse du Sacre du printemps  ou de Roméo et Juliette, de Cendrillon  ou du Lac des cygnes

Pour regarder le monde depuis le ciel, il suffit ici d’apparaître à la dernière galerie, tout juste sous le plafond de l’Opéra de Strasbourg. En bas, le public, et, debout, l’enfant dans sa solitude, sa fragilité et son espérance. C’est sans doute lui qui inspire aux anges leur compassion. Mais sur scène, dans l’adaptation de Bruno Bouché, l’histoire de Damiel, ange en quête de sensations terrestres et charnelles qui descend sur terre pour s’élever en tombant amoureux d’une trapéziste volante, prend plus de libertés encore que dans le film culte de Wenders. 

Bouché fait tomber les barrières entre humains et anges gardiens, alors que le mur de Berlin, tombé peu après le tournage du film, n’est plus qu’un souvenir. L’absence de la frontière terrestre au cœur de Berlin aide à prendre quelques distances avec le scénario d’origine. De dualité est-ouest, la ligne de démarcation se déplace pour séparer, comme au temps du ballet romantique, les deux actes : d’abord noir, terrestre, piéton et théâtral, puis blanc, céleste, enjoué et très dansé. Sur fond de photographie nocturne et aérienne de la ville divisée, mais sans nostalgie aucune, c’est l’une des réussites de ces Ailes du désir que de d’inventer un romantisme contemporain à la portée universelle. 

« Le Mur n’existe pas ! »

En 2001, lors de la sortie des Ailes du désir en DVD, Wenders se rappela sa conversation avec le ministre du cinéma de la R.D.A. auquel il exposa son projet de tourner un film où les anges traversent les murs, et surtout le Mur de Berlin. Il raconte alors comment le ministre, « presque en train de suffoquer », répond : « Je ne peux rien pour vous, parce que le Mur, comme vous le savez, n’existe pas, alors les anges ne peuvent pas le traverser. » Une prémonition ? Plus de trois décennies après cette rencontre surréelle (rappelons aussi qu’en Allemagne de l’est, le terme d’ange était officiellement remplacé par « figurine ailée de fin d’année »), c’est peut-être le confinement qui représente aujourd’hui les frontières verticales séparant les humains. 

Entre citadins, anges et archanges, Bouché refuse de trancher. Tableaux d’ensemble, solitudes, rencontres, désirs personnels (Marion, Damiel) ou collectifs (face à au solo très sensuel dans un club de nuit qui symbolise le concert de Nick Cave) se suivent et s’entremêlent dans une ambiance tellurique, allégée seulement par de petits ensembles acrobatiques qui apportent cette touche burlesque par laquelle Wenders entendait dynamiser son écriture, en inventant le personnage de l’ange déchu, le cinéaste ressentant après plusieurs semaines de tournage que sa dramaturgie s’enlisait. 

Le triomphe de l’amour et de la danse

Plus encore que le film, le ballet de Bruno Bouché crée des images sublimant le désir de vivre, où rien n’est vraiment univoque, où les barrières entre les désirs tombent à l’instar du Mur de Berlin, après une longue suspension. Porté par une troupe qui excelle dans tous les registres contemporains, des portés réinventés à la danse aérienne (grâce à l’initiation par Fabrice Guillot/Cie Retouramont), de dynamiques à la Lucinda Childs à un néoclassicisme lyrique, voire carrément érotique (même Homère s’y met !), l’acte blanc dresse un panorama foisonnant des styles chorégraphiques. 

Chaque interprète affirme ici sa singularité et celle de ses désirs, après une première partie où imperméables, chapeaux, pénombres et chorégraphies chorales favorisent les ambiances et le mystère, où la multitude des solitudes désire, à l’instar de Damiel, de vivre les pieds sur terre et les mains prêtes à toucher, la langue prête à gouter... L’acte blanc rebondit sur la traversée des motifs clés du film, pour annoncer le triomphe de l’amour et de la danse, pour dire que même dans un monde marqué par une pandémie et la solitude qui vient avec elle, nous avons le droit de revendiquer une joie baroque, somme toute intemporelle. 

Donner à sentir le désir, toujours présent sans pourtant s’enflammer, et surtout sans tomber dans la lassitude, tenir sur ce fil jusqu’à suggérer l’assouvissement dans les tout derniers duos, telle est l’autre grande réussite de cette adaptation. Les deux dramaturges, Christian Longchamp (narration) et Jamie Man (musique) ont mené un travail très éclairé et de haute sensibilité, auquel se joint un ensemble qui impressionne dans un kaléidoscope des styles, troupe dirigée par un Bruno Bouché qui, en montant dans le Ciel au-dessus de Berlin imaginé par Wenders, trouve enfin sa place dans la pléiade chorégraphique française. 

Thomas Hahn

Spectacle vu le 30 octobre 2021, Opéra de Strasbourg

Puis les 29 et 30 mars 2022, Maison des Arts de Créteil (MAC)

Opéra national du Rhin

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