« Le Sacre du Printemps » de Louis Barreau
Pour bien connaître, je crois, Le Sacre du printemps comme forme chorégraphique pour en avoir vu -littéralement- des dizaines de versions (Louis Cyr, le fameux musicologue canadien, venu voir l’exposition que j’avais organisée pour les Hivernales m’avait alors confié qu’il en existait, déjà, près de 400) je n’ai pas encore résolu un mystère. Or, voir le Sacre de Louis Barreau, au Quatrain de Haute-Goulaine dans le cadre des rencontres pro qui suppléent l’annulation du festival Trajectoires, donne un début de réponse.
On sait le scandale du 29 mai 1913, le vacarme, Nijinski debout sur une chaise pour compter aux danseurs une musique qu’ils n’entendaient plus et les hurlements des duchesses. Folklore qui occulte la véritable question que je n’ai jamais vraiment élucidée : pourquoi, six mois après la création du ballet, l’audition en concert de la partition fut un triomphe. Tous les critiques et les intellectuels qui assistèrent à l’un et l’autre évènements ne peuvent être rangés d’un vaste mouvement dans la catégorie des imbéciles. Ce serait trop facile ; et, jusque dans les années 1960, l’idée qui prévaut est celle que l’on trouve, par exemple, dans le Dictionnaire du Ballet Moderne Hazan (1957), référence de l’époque, à savoir que le Sacre « n’était pas aussi raté qu’on le croit généralement »…
Depuis, nous avons vu Maurice Béjart, puis Pina Bausch, puis redécouvert par étapes et avec des contestations, ce que voulait Nijinski, nous avons vu le Sacredevenir presque un « genre en soi » jusqu’à, pour certains maniaques, en avoir vu des dizaines de versions. Et pourtant le mystère demeure.
Eliminons tout de suite un mythe : l’incapacité de Nijinski. L’affaire est tranchée depuis la parution des mémoires de Markevitch (Etre et avoir été ; 1980) — lequel fut proche, tout proche, de Diaghilev, et compositeur avant de devenir l’un des plus grands chefs d’orchestre du vingtième siècle — qui écrit à propos des déclarations de Stravinsky : « si [ses] déclarations, où tout est faux, correspondaient à la réalité, on se demande comment Stravinsky a accepté de confier son chef-d’œuvre à quelqu’un d’aussi inapte [que Nijinski] » avant de démontrer implacablement qu’au moment de la création, le compositeur trouvait le chorégraphe et sa chorégraphie admirables.
D’où la question que pose Markevitch : « Qu’est-ce qui a pu motiver chez Stravinsky tant de noirceur ? D’où vient ce tardif acharnement ? Peut-être une certaine jalousie rétrospective le poussant à faire table rase des collaborations passées pour ne plus voir que lui-même.
Jacques Rivière établissait une différence entre la musique de Stravinsky « qui garde avec nos habitudes certaines affinités » et dont « nous pouvons retrouver approximativement la filiation », et la nouveauté totale de la chorégraphie. Notons qu’il ne rend guère davantage justice à Nicolas Röerich auquel le Sacre doit en grande partie son existence et sa transcendance. Ses collaborations représentaient sans doute des témoignages gênants à l’époque des chroniques où Stravinsky affichait des théories en complète contradiction avec le Sacre ». Et avec le compositeur, une part non négligeable du monde de la musique. Rappelons Pierre Lalo, après la première « de concert » de la musique, le 5 avril 1914, qui affirmait que la chorégraphie avait dissimulé combien la musique portait en elle de richesses. Et pourtant, tous ces gens n’étaient pas des buses aux jugements altérés ! Alors pourquoi ne pas avoir vu ? Simplement vu que Nijinski ouvrait devant eux une part de la modernité ?
Je pourrais développer, et cet aveuglement sourd s’explique, mais l’idée me revenait en sortant de la proposition de Louis Barreau. Ce jeune chorégraphe, qui en est à sa sixième création, toutes profondément ancrées dans un rapport analytique à la musique, proposait un Sacre. C’est normal. Le Sacre du printempsest une affaire de jeunes (Nijinski avait 24 ans, Maurice Béjart, 32, Pina Bausch 35 quand ils ont chorégraphié le leur). Martha Graham est quasiment la seule qui conclut pratiquement sa carrière par un Sacrecomposé à l’âge de 90 ans.
Donc Louis Barreau a l’âge du Sacreet le sien appartient à la catégorie des analytiques gonflés ! Comme celui de Daniel Léveillé (1982) pour lequel quatre danseurs à « oilpé » sautent comme des damnés dans une agitation frénétique inspirée au chorégraphe canadien par celle des grands magasins la veille de Noël…
Donc chez Louis Barreau, aucune scénographie sinon une trace de maquillage étrange et bleue sur chacun des cinq interprètes affutés comme des rasoirs, en tenues de ville. Ils entrent résolus ; se campent le long de la rampe, face au public qu’ils toisent, plus comme on juge d’un obstacle que par défi. Toujours en silence, ils engagent le mouvement. Et la musique s’élève qu’ils s’attachent scrupuleusement à suivre, marquant de légers changements d’orientation les multiples imbrications des thèmes, rendant visible les multiples couches de la partition qui s'entremêlent. Ils enchaînent les figures avec une fluidité qui parait n’obéir qu’aux seules inflexions de la musique. Le chorégraphe explique : « Pour chaque partie, j’ai pris le temps d’établir des « structures de composition », plus ou moins « vierges », faites d’éléments par exemple spatiaux, relationnels ou temporels », précisant « En fonction des parties, ces “structures de composition“ étaient plus ou moins précises, plus ou moins réglées, parfois extrêmement détaillées, parfois vagues. Elles constituaient le squelette, la grille de base à partir de laquelle nous commencions la composition […] au plateau. » Et ce travail ne s’entoure d’aucun artifice, d’aucun prétexte ou faux-semblant dramaturgique, donnant à voir le fonctionnement de la musique depuis l’intérieur du corps des danseurs et sans encombrer d’un quelconque « drama » extérieur à la dynamique de la partition propre. Avec ce paradoxe que ce n’est pas la partition que fait voir la chorégraphie, mais l’interprétation -ici celle très engagée et lyrique de Valery Gergiev- au point que les silences que marque le chef sont scrupuleusement composés par le chorégraphe.
Dans le fond, Louis Barreau me semble traiter le Sacre comme Odile Duboc avait traité le Boléro(Trois Boléros ; 1996), dans un genre de phénoménologie de l’écoute. Le chorégraphe le reconnaît : « nous travaillons énormément avec les danseurs le lien entre la structure musicale mathématique avec laquelle ils sont plus ou moins reliés et ce qu’ils entendent, ce qu’ils écoutent, avec leurs oreilles et leurs corps, dans cette structure. […] Ainsi, je leur demande toujours d’être avec la musique, ou en face de la musique, jamais sur ou sous elle. »
Cette logique très cérébrale que contrarie la réaction physique -charnelle et émotionnelle pourrait-on dire doit être exactement de nature à dérouter un musicologue orthodoxe. La chorégraphie découle bien de la partition et de son analyse, mais le rendu scénique ne s’intéresse qu’à l’incarnation, au retentissement de la musique dans les corps et sans le moindre compromis avec l’anecdote. Avec ce que Jacques Rivière appelait « la sauce », et celui-ci fait cette remarque à propos de Nijinski ! Ainsi, donc, avons-nous peut-être un début de réponse au malentendu concernant l’appréhension du Sacre : Nijinski traduisait en corps sensible une idée structurée et mise en forme abstraite. Ce que, à la fin de sa vie, quand il écrivait ses Chroniques, Stravinsky refusait et avec lui une bonne partie de l’intelligentsia musicologique…
Avec le monde de la danse, les approches diffèrent radicalement et les réactions (lesquelles, dans le cas présent, précédèrent même la présentation !). Le propos pêchait de trop d’abstraction. Ainsi quand les musiciens parfois réprouvent l’excès d’incarnation, les danseurs peuvent répugner au trop d’analyse et de structure… Nous n’avons guère évolué depuis les affres de 1913 !
Reste que contrairement à ces jugements entendus concernant ce Sacre de Louis Barreau, celui-ci pour ne pas être ludique et gaudriolesque, n’en est pas moins passionnant dans son aride désir de comprendre, par les outils seuls de la danse, la structure de ce fameux Sacre qui résiste toujours…
Et ceci n’est pas une critique car cela n’était pas un spectacle.
Philippe Verrièle
Vu le 22 janvier 2021 au Quatrain de Haute-Goulaine dans le cadre du festival Trajectoires
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