« Le grand sommeil » de Marion Siéfert
Un solo entre danse et théâtre, par des artistes encore très peu connues, s'attire une grande curiosité – dont les causes appellent réflexion.
Le phénomène est rare. Il faut le saluer. Le Théâtre de La Commune à Aubervilliers, haut lieu historique de la décentralisation de l'art dramatqiue, n'est pas spécialement repéré comme un lieu phare pour la danse. Or on s'y soucie d'y accompagner une artiste associée, Marion Siéfert, qui a plus qu'un pied dans ce domaine. Et on s'y donne les moyens de la programmer sur une série de quatre représentations, dans la grande salle, alors qu'elle n'en est qu'à son second projet scénique et que son nom ne dit à peu près rien à quasiment personne. Bilan : la semaine dernière, un bouche-à-oreille fulgurant a fait s'y précipiter des assistances en nombre appréciable. Parmi lesquelles pas mal de professionnels, qui dans la file d'attente, se renvoyaient la question, un rien étonnés de se croiser là : « dis, tu la connais, toi ? »
Ainsi venait-on voir Le grand sommeil, pièce de Marion Siéfert, qui relève d'une configuration plutôt exceptionnelle. Cette pièce aurait dû s'interpréter en duo, avec sur scène Helena de Laurens, et Jeanne, une enfant de onze ans. Sans en dérouler le détail des péripéties, il se trouve que les dispositions relatives au travail des enfants se sont soldées par l'empêchement, opposé à Jeanne, de poursuivre plus avant dans ce projet. Lequel aura été poursuivi néanmoins en solo, la seule Helena de Laurens endossant le personnage de Jeanne en position de narratrice, et sa propre position de partenaire de cette Jeanne. D'où une dramaturgie très singulière, sorte de projet entrant en autofiction de lui-même : il prend forme, et se performe, par le mouvement même de s'élaborer en récit des aléas de son propre développement.
Il y a de la rareté dans cette configuration. Une torsion en découle dans le jeu d'Helena de Laurens désormais seule en scène, en figure de narratrice et de performeuse tout à la fois, sur le fil d'une présence de l'absence, et débrayant en postures d'actions, mais aussi de description d'actions, mais encore de commentaires du personnage et de ses actions. Ce personnage est pris dans un tourbillon de distributions et de transitions entre ses positions diverses et interchangeables. Notamment, la voici présente en tant qu'adulte, mais incarnant tout autant l'enfant qui aurait dû s'adresser à elle. D'où une circulation entre niveaux de jeux, et niveaux d'âges, qui s'entremêlent. Ainsi voit-on apparaître le motif de l'enfant grande en position de moteur de cette pièce. Un principe d'hybridité, peu contrôlée, en est le sel.
Chorégraphiquement parlant, ce qui en découle est passionnant. Cela d'autant que l'idée d'origine, avant qu'elle se trouvât en partie empêchée, questionnait la position de l'interprète en tant que vampire des projections imaginaires des spectateurs ; et que Jeanne n'était pas alors la dernière à déchirer, résolument, toute image d'enfant sage. Il y a du soufre au fond de toute présence en scène. On a aussi appris qu'Helena de Laurens s'est beaucoup intéressée, dans son parcours, à la figure de Valeska Gert, sorcière moderne d'un art du corps grotesque, et de la monstruosité scénique, à tout jamais rebelle dans le cabaret berlinois ultime précédant l'avènement du régime nazi.
A la rencontre de cette multiplicité d'éléments, la présence corporelle de la soliste a quelque chose d'excavé, dans un corps en état de griffure, aussi bien replié en boule à ras du sol, qu'intrépide dans une dévoration de l'espace, farouche en tensions cataleptiques, ou bien sectionné dans le dépliement heurté d'une segmentation sur-aiguë. Résolument expressionniste, ce vocabulaire gestuel trouve aussi maintes terminaisons du côté de la mimique et des grimaces. Il se produit là quelque chose de très fort dans l'acharnement d'un corps – dans ce cas, on veut donc dire : d'une personne – en état de déchirure.
Un texte est prononcé, par ailleurs, d'abondance. Il est clairement audible, avec une sécheresse de brindilles, arrimé sur une logique de la péripétie et de l'anecdote, du commentaire et du dialogue, théâtrale. Terriblement théâtrale. Tout à sa factualité, et s'imposant en jeu dramatique, ce texte doit s'écouter, et alors il envahit et distrait l'attention, en échouant à se constituer en masse de puissance. Dans cette acception assez surannée d'une danse-théâtre, il nous a souvent semblé que le geste n'était pris qu'en relai, au moment de dépasser physiquement le manque à exprimer de l'oralité atteignant sa limite.
De sorte que, par soupçon assez détestable, on a pu craindre, qu'une part essentielle de l'adhésion du public, bruyamment manifestée aux saluts, tînt à cet attachement, indéracinable dans le monde du théâtre, au fait que des mots doivent venir rassurer, en égrenant un récit, dont l'intelligibilité littérale devra, au bout du compte, rassurer toute inquiétude d'une éventuelle entrée dans l'incertain. Celle que ménage le corps, et qui se passe dune obligation à illustrer des mots.
Gérard Mayen
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