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« La IXème Symphonie » de Maurice Béjart

Jamais, depuis son installation à Lausanne en 1987, la compagnie de Maurice Béjart n'avait redonné sa IXème Symphonie. Maurice Béjart n'y tenait pas, cultivant à l'égard de cette œuvre grandiose de 1964 des réactions mitigées, la trouvant tantôt « lamentable », tantôt « dépassée ». Aussitôt l'avait-il reléguée au rang des souvenirs depuis 1978, non sans avoir cédé aux sirènes de l'Opéra de Paris, qui la remonta  en 1996 puis 1999 (avec un mémorable passage au palais Omnisports de Paris-Berçy). Cinquante ans après sa création, Gil Roman a décidé de raviver cette œuvre pour le Béjart Ballet Lausanne et le Tokyo Ballet, compagnie hautement béjartienne qui fêtait, elle aussi, ses 50 ans.

Ceux qui l'aiment ont pris le train. Départ Lausanne, direction Mellay, où se dresse à dix minutes du centre ville, une immense patinoire de 4800 places. Comme dans le bon vieux temps des grands messes béjartiennes des années 60-70, des foules entières de pèlerins du XXIè siècle sont venues, cinq soirs durant, découvrir une œuvre majeure du répertoire du chorégraphe français disparu en 2007.

On sait l'origine de ce ballet : au début des années 60, Béjart fait un séjour à Cuba, et y découvre des danseurs noirs enthousiasmants, complètement investis dans leur art. L'idée, pour Béjart, de faire un ballet multiracial fait son chemin. En 1964, on est en pleine révolte des communautés noires aux États-Unis, en plein apartheid en Afrique du Sud. Il est temps d'engager le bien-nommé « Ballet du XXe Siècle » dans une grande œuvre combattant tous les racismes. Béjart pense même demander à Bério et René Char  de composer et écrire « une cantate antiraciste », ce qui ne se fit pas. Le chorégraphe  re-découvrit la IXème de Beethoven, disséqua la partition pendant deux mois, et réussit à séduire Guy Barbier, le chef d'orchestre, absolument pas convaincu au départ par la démarche. On dit alors cette Symphonie in-dansable, ce qui peut sembler curieux, car la rythmique comme la mélodie ne l'empêchent pas. Seulement, dans ces années 60 visiblement, comme le montre la presse de l'époque, il semblait encore incongru qu'un chorégraphe ose s'attaquer à une musique vocale non prévue pour être dansée. Pour autant, des critiques musicaux lui indiquèrent que sur des manuscrits  on trouve de la main de Beethoven la mention « Symphonie mit chor und tanz. », ce que Béjart ne manquera pas de souligner dans ses interviews.

Il faut dire qu'en 1964, Béjart est attendu au tournant. Il vient de créer  plusieurs œuvres coup de poing, entre La Reine verte (une pièce de théâtre foutraque qu'il a lui-même écrite pour Maria Casarès et Jean Babilée), une Damnation de Faust de Berlioz hautement iconoclaste à l'Opéra de Paris, et une Veuve Joyeuse encore plus explosive à la Monnaie de Bruxelles, qui lui vaut les foudres des héritiers et un procès pour irrespect de l'œuvre de Lehar. Alors, s'il lui prenait de trahir Beethoven....

On décida que le spectacle aurait lieu au Cirque Royal de Bruxelles, avec une première offerte aux Jeunesses Musicales, pour marquer le coup. Le lieu est symbolique, il dénote désormais la volonté de Béjart de sortir du strict cadre du théâtre à l'italienne. En ce sens, la IXèmeest, et sera  une rupture. En trois ans, sans être encore sorti de Belgique, et alors qu'il n'avait pas encore conquis la place San Marco de Venise, le stade des JO de Mexico ou les Arènes de Vérone, cet immense « concert-dansé » aura déjà totalisé plus de 100.000 spectateurs belges, très souvent novices en danse, qui venaient là, parce qu'il fallait en être, et qu'ils avaient eu la sensation, comme le dira Béjart en 1967, « d'avoir participé à une sorte de messe du XXe siècle. Et c'est dans ce sens-là que j'estime que ce spectacle a touché un certain but que je me proposais. Il y a certains mouvements du ballet que j'aimerais améliorer, certaines formes qui ne sont pas parfaites, mais je n'ose pas y toucher... » 50 ans plus tard, assez peu de choses seront changées...

Alors, Béjart avait-il donc raison, en qualifiant son œuvre de « démodée » ? Eh bien non. 50 ans d'âge, et voilà une œuvre désormais intemporelle. De celle que l'on ne saurait dater, qu'il aurait pu faire cinq  ans plus tôt (Le Sacre du printemps n'est pas loin, dans le 1er mouvement) ou trente ans plus tard. Seul, le  large bandeau dans les cheveux pour les filles, trahit son époque.

La chorégraphie, elle, n'a rien perdu de son charme. Tout comme sa configuration scénique.

Sa force, c'est sa modestie dans l'ampleur. Sa rigueur dans l'emphase. Face à la monumentale partition musicale de Beethoven, qui requiert 60 musiciens et  60 choristes (il y en avait même 110 à la création), Béjart oppose jusqu'à 95 danseurs sur scène au moment du final. Et pourtant, il y a de la sobriété dans sa chorégraphie, si musicale. Pas de paroles, comme il le fera si souvent par la suite. Pas de costumes trop explicites. Juste une tunique pour les filles (et non un justaucorps aux manches longues, comme cela était à la création) et un collant-torse nu pour les garçons, dont les couleurs changent au gré des quatre mouvements.

La parole théâtrale, on la trouve juste  dans un Prologue , avec un texte de Nietzsche, le philosophe préféré de Béjart qui s'aperçut qu'l exhortait justement, dans La Naissance de la Tragédie   « à métamorphoser en tableau L'Hymne à la Joie ».
La soirée commence donc, par ce texte dit par un comédien -Michel Voïta - (ce fut Jean-Louis Barrault à la création), lequel vient ensuite, serrer la main au chef d'orchestre qui s'avance d'un pas très officiel et un brin désuet. Dans le même temps, deux percussionnistes (Thierry Hochstätter et JB Meier) irradient la salle de leurs frappes profondes.  L'un avec des batteries, et l'autre avec des instruments africains. Dialogue des cultures, déjà. À la création, c'était la danseuse noire du final qui s'attaquait aux percussions africaines. Dommage d'y avoir dérogé.   

Dans le fond, dos aux danseurs qui jouissent donc de la primauté sur la musique, le chef d'orchestre fait face à sa centaine de musiciens.

Le premier mouvement, avec ces hommes et ces femmes  recroquevillés au sol, levant soudain un bras, puis une jambe,  rappelle indubitablement Le Sacre du Printemps, crée cinq ans plus tôt. C'est l'éveil à la vie, la naissance sortie de terre, d'où la couleur brune des costumes. Les filles sont sur demi-pointes, les hommes sautent les poings sur les hanches ou en équerre. Il y a du combat pour la vie, mais avec une sensation de toute puissance. Ce sont  les danseurs du Tokyo Ballet qui interprètent ce premier mouvement, et cela leur va bien.

Le scherzo du Deuxième mouvement  est une exaltation à la danse, en costume rouge. Il y a de l'amitié, de la joie, un doux mélange des genres entre le classique (les filles sont sur pointes) et les rondes du folklore. Il y a des sauts, et des portés, des diagonales en force. Les danseurs du Béjart Ballet s'y coulent facilement, ils sont en milieu connu.

L'adagio du troisième mouvement est sans doute , paradoxalement, le point fort de cette IXème Symphonie. Car dans cette immensité d'un plateau redessiné avec des lignes géométriques au sol (diagonales, triangles, cercles...), surgissent soudain de simples couples de danseurs, vêtus de blanc. La blancheur de l'Amour ou de l'eau, puisque c'est à partir des quatre éléments que Béjart avait travaillé les costumes. Et cette immense solitude de l'humain partant à la rencontre de l'autre se voit soudain magnifié dans des adages  aussi sobres que puissants. Avec dans le duo titre, les deux danseurs phare du Béjart Ballet : Elisabet Ros (pieds nus) et Julien Favreau.

À la création, le duo était confié à un couple mixte : la Néerlandaise Tania Bari et le Cubain Jorge Lefevre. Ce duo d'amour prenait alors tout son sens. Ici, les deux solistes sont européens et cela casse évidemment l'idée, novatrice pour l' époque, du couple amoureux transcendant les races.

Qu'à cela ne tienne, on voit surtout, ici, la simple beauté du style. Il y a chez ces deux danseurs piliers de la compagnie, une alliance de force et de fragilité, une précision des équilibres, et une douce tristesse dans les ports de bras et le travail du haut du corps, que l'on ne distingue pas toujours aussi nettement dans l'œuvre de Béjart. Réussir à  faire passer cette mélancolie dans une arêne aussi grande est un beau tour force.

À peine remis de ces émotions simples, place à « l'Ode à la Joie ». Un final détonnant, ahurissant, qui voit le chœur et les quatre chanteurs solistes se mettre en marche et cinquante puis cent danseurs magnifier cette houle musicale, danseurs européens et japonais, mais aussi danseurs noirs qui se sont ajoutés aux deux compagnies à travers des auditions à Paris, Montpellier, Marseille. À la création, Maurice Béjart était allé chercher de simples étudiants à l'Université de Bruxelles. Aujourd'hui, il s'agit de danseurs professionnels. Dans cette « joie cosmique » aux couleurs jaune soleil, les lignes, les courbes et les rondes s'additionnent dans une cérémonie extatique presque sacrée. La ronde s'arrête dans une course magistrale, et sur la fameuse phrase finale de l'Ode de Schiller : « Tous les hommes deviennent frères ».

Un discours hautement précieux, en 2015. Et qui justifie pleinement la reprise de cette « transposition chorégraphique de l'œuvre de Beethoven», comme l'expliquait alors, Maurice Béjart. Et qui mériterait de continuer à faire le tour du monde.

Ariane Dollfus

Lausanne, du 17 au 21 juin 2015

Remerciements à la Collection Suisse de la Danse,  et à Marie-Thérèse Jaccard pour leur mise à disposition de la presse de l'époque.

Lire également notre article sur le fameux tapis de scène

 

La IX ème Symphonie en chiffres

95 danseurs

205 artistes sur scène

289 m2 : la surface du tapis de scène recrée pour l'occasion

15 semaines de répétition entre l'Europe et l'Asie

3 ans de préparation technique

23.000 spectateurs à Lausanne, à guichet fermé

2 millions de francs suisses : budget des représentations lausannoises.

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