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La 26e édition d’Artdanthé : Défricher l’avenir

« Inventons de nouveaux regards sur le monde et bricolons les imaginaires de demain », écrit Anouchka Charbey, la directrice du Théâtre de Vanves et, par ricochet, du festival printanier qui s’ouvre, à Vanves, le lendemain de la journée internationale de la femme (le 8 mars).

L’acte inaugural est peu banal. Lisbeth Gruwez et sa compagnie Voetvolk (littéralement le peuple à pied) proposent une marche longue. Pas exactement la même chose qu’une « longue marche », mais tout de même : Marcher avec un groupe de danseurs pendant plusieurs heures, pour ensuite les voir occuper le plateau avec Nomadics, une pièce en écho aux impressions recueillies en marchant, dans la nature ou dans un paysage urbain. 

Oui, il est des imaginaires qui surgissent sans crier gare, sur un tapis de danse, contrairement aux mouvements civiques qui traversent d’hostiles paysages sociétaux et ont besoin de longue haleine pour faire évoluer les mentalités. La marche de Nomadics  est bien sûr portée par un esprit qu’on pourrait dire écologiste puisque, selon Gruwez et son co-directeur artistique, compositeur et musicien live, Maarten Van Cauwenberghe qui expliquent que dans Nomadics, « huit danseurs explorent les voies de donner une voix à la nature » Mieux : « Les interprètes dépeignent le regard que la nature porte sur les humains. »

Mais artistiquement, les propositions de cette nouvelle édition d’Artdanthé sont peu marquées par les discours militants en vogue, même si Betty Tchomanga poursuit ici ses Histoire(s) Décoloniale(s)   – une série où chaque épisode aborde l’histoire coloniale et son héritage par le prisme d’une histoire singulière – avec la création d’un solo pour la krumpeuse Mulunesh, fortement remarquée il n’y a pas si longtemps dans Elles disent de Nach [lire notre critique]. 

Imaginaires en hybridation

Le plus souvent les propositions, environ une vingtaine dont huit toutes nouvelles créations, se situent dans l’expérience concrète. Avec, entre autres, la Chilienne Yasmine Lepe, issue du Teatro del Silencio de Mauricio Celedon, qui rêve de troquer son existence charnelle contre un Etat végétal. Tel est le titre de son solo, l’une des créations du festival ayant bénéficié d’une résidence au Théâtre de Vanves. Le propos est ici de sortir de l’anthropocentrisme et de repenser l’opposition entre l’homme et la nature en imaginant une nouvelle forme de symbiose. 

Le désir d’un changement en profondeur de notre façon de vivre est sensible chez bon nombre d’autres chorégraphes présentant leur travail dans les deux salles du Théâtre de Vanves, et au-delà. Et manifestement, ce désir sous forme de remises en question de limites et confins qui dominent nos relations avec l’autre. L’altérité devient perméable, grâce à des objets chorégraphiques qui ont en grande partie pour objet la métamorphose des corps, des esprits et des apparences. 

La Finlandaise Sonya Lindfors imagine un Cosmic Latte, une voie lactée où le futur et le passé ne font qu’un et la danse développe une nouvelle logique de l’existence, au-delà de nos catégories actuelles. Dans Kill Tiresias de Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos, un homme et une femme incarnent la transsexualité supposée du devin rendu aveugle par Héra. Les frontières entre le féminin et le masculin vacillent. 

Identités en superposition

Même constellation dans Mutual Information de Liz Santoro & Pierre Godard, mais si le duo est interprété par une femme et un homme, le sujet n’est pas l’identité genrée mais les frontières entre deux identités personnelles. Gestes et pensées se transmettent et les deux se trouvent comme « informés » par l’autre. Mais le terme est utilisé en anglais dans le sens d’influencer ou innerver. On navigue en tout cas en eaux troubles, car cette manière de s’inviter dans la psyché de l’autre ne signifie pas forcément une volonté salutaire de le comprendre. La schizophrénie pointe son nez, si ce n’est pas le nez de l’autre…

Si Pierre Godard vient des mathématiques, Vincent Dupuy, ancien interprète chez Maguy Marin, Hervé Robbe et Gisèle Vienne est venu à la danse en transfuge, après des études en sciences. Le trio Infra, une réflexion sur les relations entre les corps humains, est sa première création en tant qu’auteur chorégraphe. Incarnant une fusion danse-sciences-théâtre, Dupuy y brouille les perceptions du corps, du temps et de l’espace. 

Hors les murs, au Générateur de Gentilly, Katalin Patkaï et Aude Lachaise s’associent pour interroger les frontières entre le chien et le loup, l’animal de compagnie et la bête mythologique ou encore entre la maîtresse et son compagnon à quatre pattes. La bête qui nous interroge ainsi s’appelle Paco, mais le titre de ce trio est La Quatrième Force. Alors, Paco est-il attendrissant ou à craindre ?

Entre les danses aussi, les frontières tombent. Dans Hacia un sol negro, Joaquin Collado chevauche seul les frontières entre la danse de salon compétitive, voire sportive et l’écriture performative, dans une métamorphose permanente du corps et de la figure du danseur. D’autres, et on parle ici de Simon Mayer et Hannah Shakti Bühler, interrogent non seulement les frontières entre danse pop, tarentelle sud-italienne et Schuhplattler alpin, mais en plus entre le plaisir et la douleur. Ça donne un Somatic Tratata, en première française, ou, la vie de couple, dans l’amour comme dans le déchirement. 

Sensibilités en réflexion

On trouvera aussi, dans ce menu chorégraphique, toute l’ambivalence de la vie actuelle dans un monde en pleine transformation. Voilà Fuglane, un solo signé Hélène Rocheteau, où l’on retrouve Vincent Dupuy. Son expérience dans le rôle de Mattis, héros du roman Fuglane (Les Oiseaux), a sans doute contribué à l’inspiration pour InfraFuglane est tiré du roman éponyme de Tarjeï Vesaas. Où tout part de la sensibilité et de perceptions qui nous sont fermées dans une vie trop éloignée de la nature. Mattis occupe les  marges, tel un Pierrot du nord. 

Jeanne Brouaye, sans avoir pu anticiper la révolte des agriculteurs, met en scène un trio féminin qui manipule bois et bottes de paille pour interroger l’histoire et l’avenir de nos constructions habitables, de notre mémoire et de nos imaginaires. Amener la réflexion sur cette voie est salutaire puisque la vie urbaine crée une fatigue de plus en plus générale. Le Hongrois Viktor Szeri en prend toute la (dé)mesure dans, justement, Fatigue, un solo en reflet du fameux burn out professionnel et psychique. 

Et à l’épuisement psychique au travail répond la perte d’une relation organique avec soi-même et le temps, dans un environnement médiatique et culturel de plus en plus artificiel. Dans leur duo Ambient Theatre Fury, Anna Franziska Jäger et Nathan Ooms ne nous parlent même pas des univers virtuels, mais juste de l’influence des médias sociaux, des séries Netflix etc. Et pour mener à bien leur démonstration, ils promettent de nous en mettre plein la vue et l’ouïe. Alors, si on faisait de tout Artdanthé une ZAAD, comme nous la propose Marlène Rostaing ? La chorégraphe, danseuse et chanteuse transforme l’espace du Générateur de Gentilly en une Zone Amour A Défendre. Et comme il s’agit là aussi d’une création, la ZAAD  est autant une Zone Artistique A Découvrir, comme tout le festival. 

Thomas Hahn

26édition d’Artdanthé : Du 9 au 23 mars 2024

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