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A l’Opéra, Guillaume Diop côté « Lac »

En Siegfried dans Le Lac des Cygnes, le jeune Coryphée bouleverse les codes. Mais pas là où on le croyait.

Les derniers seront les premiers ! L’adage biblique s’est réalisé en plein Lac des Cygnes  pour Guillaume Diop, encore Coryphée et pourtant interprète du Prince Siegfried sur le plateau de l’Opéra Bastille, rôle traditionnellement réservé aux danseurs étoile. Personnage de premier plan, il était pourtant le dernier interprète à figurer avec sa photo dans le livre-programme, car le moins gradé de la distribution – à l’exception du corps de ballet, bien sûr. Héros de l’histoire, il était naturellement le dernier interprète à venir saluer (avec Dorothée Gilbert en Odette/Odile), alors qu’il était le premier à apparaître sur scène…

En dansant le rôle du Prince, amoureux mais malheureux, Diop fut incontestablement la star de la soirée, livrant les sensations les plus envolées. Aussi donna-t-il – les soirs où il fut distribué – soudainement au Lac des Cygnes dans la version de Rudolf Noureev, spectacle le plus emblématique au répertoire de l’Opéra de Paris, un visage différent, un air singulier, un souffle nouveau. Grâce à lui, il y avait enfin de la nouveauté à pêcher dans ce Lac, et nous y sommes allés de notre côté, la curiosité attisée par le phénomène médiatique qui s’emballe autour du jeune danseur dont les rêves semblent se réaliser l’un après l’autre, comme par miracle.

Un Siegfried à la teinte rafraîchissante

Il l’avait expliqué en interview avec Danser Canal Historique : Son rêve était de danser le rôle du Prince Siegfried dans le Lac des Cygnes. « Un Prince noir serait un symbole fort pour les générations futures », avait-il déclaré. Et voilà que Diop, jeune Parisien de souche au père sénégalais, remplace Hugo Marchand (indisponible en raison d’une blessure) dans le personnage masculin le plus romantique du répertoire ! Et Dorothée Gilbert dans le rôle d’Odette/Odile, danseuse étoile qui a tout vu, brilla de son implacable précision, face à la fraîcheur du jeune Siegfried.

Fort d’une puissance tout aérienne, Diop a de la jeunesse à revendre, de l’enthousiasme et de l’insouciance. On voit donc – ce qui est rarissime – un Siegfried qui a l’âge du rôle. Et ça change tout, pour le danseur comme pour la lecture de la pièce. La tragédie romantique en devient un vrai conte initiatique, pour le personnage comme pour son interprète. À tout moment, ce Siegfried semble se frotter les yeux, se demandant si ce qui lui arrive n’est peut-être qu’un rêve. Et le danseur, lui, semble se poser la même question et fonce sur son destin avec bonheur.

Jeunesse vs sang-froid

Si « un Prince noir » est « un symbole fort », ce n’est pas en raison de ce qui se déroule sur le plateau avec la participation de Diop, mais en raison de plusieurs siècles d’histoire coloniale et institutionnelle. La lecture nouvelle de l’histoire a des origines bien différentes. Dès la première rencontre entre Siegfried et Odette, la candeur du Prince n’a d’égal que la maturité d’Odette qui exerce une troublante autorité sur le jeune Siegfried. L’écart en âge supplante totalement la question de la couleur de peau, parfaitement dérisoire – sauf pour une institution encore en train de découvrir à quel point il est enrichissant de donner des chances égales à tous.

Si on voulait faire de la question raciale un élément dramaturgique, il faudrait une mère également « issue de la diversité ». Mais Lucie Mateci (La Reine) ne l’est pas. Le Lac des Cygnes n’est pas une histoire de migration, mais un conte romantique sur la difficulté à accéder à l’amour, sur fond de lutte entre le bien et le mal. On aurait quelques difficultés à victimiser un jeune prince et présenter le(s) manipulateur(s), le précepteur Wolfgang et le magicien Rothbart (qui sont, dans la version de Noureev, un seul personnage) comme des colons malveillants.

Les couples mythiques comme Roméo et Juliette ou Tristan et Yseut sont des amants sans différence d’âge. Qu’en est-il de Siegfried et Odette ? Si l’ange n’a pas de sexe, le cygne n’a pas d’âge. Rien ne s’oppose donc à réunir un Prince dont l’interprète est entré au Corps de ballet en 2018 à une Odette/Odile l’ayant précédé de dix-huit ans. Seulement, la dynamique de l’histoire s’en trouve inversée. La précision et l’assurance dans la danse de Dorothée Gilbert et Pablo Legasa (ici Wolfgang/Rothbart mais le 26 décembre, il est annoncé en Siegfried !) réunit les deux (voire quatre) personnages manipulateurs en un seul groupe soudé face au Prince, rêveur et un brin Pierrot, qui entre dans la vie des adultes.

Cette Odette est une vraie Odile !

Alors, Odette malmenée, envoûtée et transformée en Odile par Rothbart ? Pas ici ! Plutôt une Odile en quête de chair fraîche, trompant le novice sous des airs d’Odette avec l’aide du magicien. Il n’y a ici pas deux victimes mais une seule, le jeune et candide Siegfried, brutalement arraché à ses rêves. Heureusement pour lui, il a toute sa vie à vivre et se remettra des méchancetés de Rothbart et de l’envol de ses illusions. Peut-être se rebellera-t-il comme le Siegfried d’Angelin Preljocaj [ notre critique], peut-être deviendra-t-il danseur étoile…

En corédigeant le manifeste intitulé De la question raciale à l’Opéra de Paris à l’été 2020, Diop a en tout cas montré qu’il entend être l’acteur de son avenir au lieu de l’attendre en spectateur. Et l’année prochaine ? Aura-t-il toujours sa place sur le trône au premier tableau ? Sans doute sera-t-il monté en grade. Devra-t-il pourtant céder le rôle si convoité à un danseur étoile, comme la tradition l’imposerait ? José Martinez, désormais Directeur de la danse, devra soit trancher soit nuancer, en connaissance de cause. Car l’éclairage inattendu sur une possible lecture supplémentaire du livret de Noureev a montré tout le bénéfice à tirer d’une approche moins stricte des coutumes historiques.

Thomas Hahn

Vu le 23 décembre 2022, Paris, Opéra Bastille

Avec :

Odette / Odile : Dorothée Gilbert
Le Prince Siegfried : Guillaume Diop
Wolfgang/Rothbart : Pablo Legasa
La Reine : Lucie Mateci

 

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