A l’Atelier de Paris, la danse fait Glitch, le 10 septembre. Interview
Qu’est-ce que le glitch art, et comment le transposer en danse ? Explications avec Samuel Lefeuvre et Florencia Demestri.
Danser Canal Historique : Vous venez au CDCN Atelier de Paris, dans le cadre d’Indispensabe !, avec Glitch, un duo pour lequel vous vous inspirez du glitch art. Il s’agit d’un courant artistique qui est né avec l’ère numérique et exploite les distorsions visuelles ou sonores qui se produisent quand une erreur apparaît dans un système numérique. Comment avez-vous rencontré le glitch art, et qu’est-que vous y a attiré ?
Samuel Lefeuvre : Nous avons toujours cherché à dépasser la danse qui cherche simplement à sublimer et sommes attirés par des univers plus étranges dont nous trouvons ici une forme très contemporaine à partir de l’art numérique.
Florencia Demestri : C’était un défi assez hallucinant que de nous approprier tous ces effets pour les retranscrire chorégraphiquement. La porte d’entrée a été le travail du vidéaste Martin Arnold qui travaille sur les classiques du cinéma hollywoodien. Il découpe les gestes, les monte en boucle et modifie leur temporalité. Ce procédé recoupe notre intérêt pour les arts numériques, même si Arnold travaille de façon tout à fait artisanale. C’est justement le pari que nous voulions prendre avec Glitch : nous inspirer de ce que la technologie et la science fiction ont pu infuser dans nos imaginaires et le retranscrire de manière artisanale sur un plateau. Ensuite nous sommes tombés sur le Glitch Studies Manifesto d’une artiste visuelle néerlandaise, Rosa Menkman, qui développe l’idée de considérer l’erreur non comme un défaut mais comme une ouverture, et même comme une revendication, surtout aujourd’hui où toute communication doit être parfaitement limpide et rapide. Elle défend donc le droit à l’erreur et cela nous intéresse, au-delà des aspects esthétiques du glitch art.
DCH : Il y a comme une contradiction, puisque la danse, même contemporaine, travaille à partir de la maîtrise, alors que vous travaillez ici sur l’erreur. On peut aussi penser au burlesque et aux chutes qui demandent une maîtrise corporelle parfaite. Et bien sûr il y avait le spectacle Accidens (ce qui arrive) du Groupe Entorse, que vous, Samuel, avez fondé en 2008 avec la compositrice Raphaëlle Latini, qui signe à nouveau votre musique, dans Glitch.
Samuel Lefeuvre : Justement, le travail pour Glitch nous demande énormément de maîtrise dans les moindres détails. Nous avons donc repris les répétitions puisque notre dernière représentation date du 12 mars. L’exigence absolue réside dans le fait que le numérique connaît plein de bugs et que nous en reproduisons, de façon humaine et en direct, avec nos deux corps qui sont en action et peut-être en train de souffrir. Nous pouvons donc presque créer une image qui a l’air de buguer. Nous voulons aussi entraîner le public dans ce processus. Nous aimons beaucoup l’idée de l’empathie cinétique dans l’esprit du spectateur, d’autant plus que nous utilisons dans Glitch des gestes du quotidien, dans lesquels tout le monde peut se reconnaître et se sentir interpellé.
DCH : Justement, le glitch art a un côté subversif, puisqu’il dévoile les failles de technologies et processus qui se définissent comme parfaits.
Florencia Demestri : Le glitch art a aussi été défini comme l’émancipation de la couleur, qui devient un sujet en soi. Dans le glitch art, il n’y a plus aucune hiérarchie entre le contenu, la forme, la couleur, les contours. Les statuts initiaux ont été balayés.
Samuel Lefeuvre : C’est justement notre propos dans ce spectacle: bousculer les hiérarchies entre le corps, les lumières et les éléments sonores, même si le spectateur ne peut probablement pas s’empêcher de nous attribuer le statut de sujet. Cette volonté traverse notre travail depuis longtemps. Elle se traduit par le fait que la musique peut à certains moments devenir le sujet principal, sans que l’on comprenne si c’est elle qui provoque les choses qui nous animent.
DCH : Si le glitch art a fait émerger sa propre esthétique, à partir d’erreurs informatiques, il fait penser à l’huître qui crée sa perle à partir d’un corps étranger et irritant, mais aussi à l’Évolution, qui avance au gré des mutations génétiques. L’humanité n’est-elle pas le résultat d’une série de glitch?
Samuel Lefeuvre : Justement, on devrait parler de différences, plutôt que d’erreurs. Il est intéressant de partir de là pour réinterroger la manière dont celles-ci peuvent faire bouger le monde, et d’interroger ce que nous croyons voir. Sur scène nous pouvons marcher tranquillement, c’est plutôt bucolique, mais dès le moindre bug qui s’introduit, on pourrait croire que cet espace est juste simulé, qu’il n’existe même pas. Un geste léger peut, par le bug, se transformer en quelque chose de dramatique ou même catastrophique. Un geste contient les deux extrêmes. Mais nous ne maîtrisons pas la façon dont le spectateur va interpréter les images.
Florencia Demestri : Nous sommes aussi tombés sur des images de plages artificielles du Japon, où il y a une sorte de cyclorama au fond qui représente le ciel, face à cette piscine géante avec ses vagues artificielles. Nous avons été interpellés par cet enchevêtrement du réel et de l’artificiel, l’organique et le numérique.
DCH : Une manière de mélanger ces dimensions serait de projeter des images sur vos corps. Comment procédez-vous ?
Samuel Lefeuvre : Justement, nous n’utilisons aucune projection d’images. Nous cherchons plutôt un côté artisanal, nous travaillons à la déconstruction de la couleur, pour déstructurer la vision. Nous voulions travailler uniquement avec des couleurs et des ombres qui sont créées en direct.
Florencia Demestri :Nous créons des effets, à partir des sources lumineuses, qui créent des effets de vidéo, mais nous nous sommes interdits d’utiliser les technologies numériques dont nous parlons dans le spectacle. Nous utilisons des LED et des halogènes, et c’est certes aussi une technologie, mais nous l’utilisons de la manière la plus basique qui soit.
Samuel Lefeuvre : Dans Glitch, nous avons beaucoup travaillé sur les couleurs, avec Nicolas Olivier et il y a l’idée que les lumières nous font bouger, en déplaçant nos ombres, sans que nos corps bougent. Les lumières grésillent. Au début, nous avions l’idée de faire la démonstration de ce brouillage quand nous devions présenter Glitch aux professionnels de la danse. Comment ? En parlant simultanément, pour créer ce brouillage qui résulte d’une accumulation d’informations reçues qui ne peuvent donc plus être gérées et finalement provoquent les glitch. Mais nous n’avons pas osé aller jusque-là face aux programmateurs.
DCH : En préparant cette création, il y a un an et demi, vous ne pouviez pas encore savoir que nous aurions à faire à Covid-19. Aujourd’hui on pourrait voir, dans le coronavirus, un « glitch » à grande échelle, sachant que le terme dérive du verbe allemand « glitschen », qui signifie glisser et indique donc une perte de contrôle. Dans quelle mesure ce glissement de notre quotidien a-t-il porté atteinte à votre spectacle ?
Samuel Lefeuvre : Heureusement, la plupart de nos représentations ont pu être reportées à des dates ultérieures, comme celle à l’Atelier de Paris, qui était prévue en juin pour le festival June Events qui a dû être annulé. Pour nous, le grand danger était l’éventualité d’une quarantaine qui pourrait être imposée à notre retour à Bruxelles, Paris étant classé en zone rouge. Mais ce danger semble aujourd’hui écarté. C’est important car une quarantaine compromettrait nos dates suivantes.
Florencia Demestri : Nous avons créé Glitch juste avant la période Covid-19 et son « démarrage » a été fortement impacté. Aujourd’hui encore, nous sommes dans l’incertitude par rapport à certaines dates. Nous ne savons même pas si le fait de donner un spectacle est reconnu comme un motif d’autorisation de déplacement, ce qui est important si les frontières sont fermées. Certains disent que oui, d’autres le dénient, ce qui pose la question de la place donnée à la culture dans nos sociétés.
Propos recueillis par Thomas Hahn
Glitch à Indispensable !
10 septembre 2020
Atelier de Paris CDCN
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