« Kontakthof » de Pina Bausch par l'Opéra de Paris
Si le résultat de la transmission est honorable, la question de son sens reste entière.
Curieuse histoire que cette entrée au répertoire de Kontakthof au Ballet de l’Opéra de Paris ! Une pièce de Pina Bausch y rentre forcément par la grande porte, et après Le Sacre et Orphée et Eurydice, c’est la troisième œuvre de l’Allemande décédée en 2009 qui brûle les planches au Palais Garnier. Sous la direction artistique de Jo Ann Endicott, les répétitions ont été dirigées (entre autres) par trois ancien.ne.s interprètes de la pièce : Anne Martin, Franko Schmidt et Julie Shanahan. Curieuse histoire que cette transmission, car s’il existe une pièce au répertoire du Tanztheater Wuppertal qui défie tout ce que représente l’Opéra de Paris en matière de style et de pratique, c’est bien celle-ci. Curieuse coïncidence aussi de voir qu’au même moment où la compagnie à Wuppertal se trouve en Boris Charmatz un jeune directeur artistique français pour contrebalancer l’effet compagnie-musée – résultant de l’obligation de continuer à remonter les pièces de Pina Bausch – le Ballet de l’Opéra choisit parmi les œuvres de Pina Bausch celle qui est le plus marquée par le temps... Voilà ce qu’on se dit en se rendant sur place, intrigué et curieux du résultat.
Cette anthologie des rapports hommes-femmes de 1978, qu’aurait-elle à dire aux interprètes, presque tous au début de leurs carrières, au rang de sujet, coryphée ou quadrille et qui dansent en club au lieu de porter les costumes-cravate gris qui pouvaient, au moment de la création, encore représenter une situation dans laquelle le public se reconnaîtrait ? Car il n’est pas question ici d’adapter la version pour adolescents, dirigée par Pina Bausch en 2008, où les codes étaient un brin moins stricts. En créant Kontakthof en décembre 1978, la chorégraphe était encore tout au début de sa révolution stylistique qui partait de l’expérience de vie des interprètes (les fameuses questions, à partir desquelles se créait le matériau de ses pièces). Juste huit mois auparavant, sa création inspirée de Macbeth avait déclenché des émeutes dans la salle.
Un tournant dans l’œuvre de Pina Bausch
Kontakthof se déroule dans une salle de bal, dans une ville de province qui pourrait s’appeler Wuppertal, salle de bal décrépie, sur laquelle plane encore l’ombre de la maison tombée en ruines dans Barbe-Bleue de Bausch. On y vient pour séduire, régler des comptes avec l’autre sexe et avec soi-même. En dansant, certes, mais Pina Bausch détourne les polonaises, les slow, les rondes et ces rites allemands de l’amusement populaire et toute la recherche d’aventures. Aussi elle tendit le miroir à la petite bourgeoisie, tout en se défendant de vouloir polémiquer.
Kontakthof est aussi la pièce par laquelle la chorégraphe dit définitivement adieu aux œuvres du répertoire. Elle invite le quotidien sur le plateau et avec lui, la vérité crue sur nos désirs et déceptions, malices et naïvetés en amour, notre besoin de consolation, notre soif de tendresse et l’incompréhension mutuelle. De tout ça, le public d’une maison d’opéra comme celle de Wuppertal ne sortit pas indemne, dans les années 1970. La société ainsi dépeinte ne se montrant pas reconnaissante, il fallait de fortes têtes pour tenir une pièce pareille, face à un public réfractaire. On trouve par ailleurs parmi les interprètes rejoignant l’ensemble de Wuppertal à cette occasion, Anne Martin et Christian Trouillas !
Et juste derrière, le Kontakthof historique…
La pièce se déroulant dans une salle de bal, il aurait été naturel de l’appeler Ballhaus. Le choix de Kontakthof est donc en soi une sorte de commentaire un brin sarcastique. Le Hof, c’est la cour, royale comme à la ferme. Le Kontakthof, c’est tout endroit dédié à entrer en contact avec l’autre, mais au quotidien le terme n’évoque rien de moins que les maisons closes ! Le titre est donc d’emblée chargé de connotations sexuelles. Et c’est peut-être la clé de lecture rendant vraiment intéressante la présence de cette pièce sur la scène et au répertoire de l’Opéra de Paris. Car le Foyer de la Danse, situé juste derrière le plateau, a longtemps servi de Kontakthof aux Bourgeois venant aborder les danseuses, ce qui collait à ces dernières une put.. de réputation. Aurélie Dupont y aurait-elle songé quand elle demanda au Tanztheater Wuppertal de transmettre la pièce au Ballet de l’Opéra de Paris ?
Les facéties de Kontakthof se déroulent dans une ambiance après-guerre et une nostalgie profonde, sur des rengaines majoritairement signées Juan Llossas (« Le roi du tango ») et le chanteur Rudi Schuricke, datant des années 1930 où la femme-objet, forcément blonde et aux yeux bleus (« Mon joli vis-à -vis », « Tu n’es pas ma première, il faut me pardonner, mais tu pourrais bien être ma dernière », etc.) est érigée en femme fatale (« Tu es si belle que je n’ose te regarder. Je ne suis pas aveugle, je sais que tu vas me piéger… »), sur des tangos saccadés à la manière allemande de l’époque. Chaque « Dansons le tango à la lueur rouge » revenant en boucle, on se dit premièrement que Pina Bausch, en insistant à ce point, a bien voulu faire le point sur une attitude mâle-venue, et deuxièmement que Raimund Hoghe aurait sans doute amené plus de variété musicale. Mais à la création de Kontakthof le grand mélomane (et bien sûr, dramaturge) n’était pas encore arrivé dans la compagnie.
Après les seniors et les jeunes, l’Opéra…
Avant sa transmission à l’Opéra de Paris, Kontakthof a connu des adaptations pour seniors et adolescents qui ont totalement changé la focale et la relation avec le public, grâce au décalage du temps écoulé et au regard aujourd’hui bienveillant sur l’œuvre de Pina Bausch. Dansée par d’autres générations, la pièce produit indéniablement des effets comiques et tout le monde prend son pied. Ensemble.
Au Ballet de l’Opéra, Kontakthof vit sa première excursion chez une troupe étrangère – moins culturellement (la troupe de Pina Bausch était déjà très internationale) qu’artistiquement. L’étonnement de voir la pièce entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra vient donc de là, de trouver sur le plateau du Palais Garnier une œuvre aussi proche du réel et du quotidien portée par un ensemble composé pour donner vie à des univers quasiment opposés à celui de Pina Bausch.
Bien peu des jeunes interprètes rayonnent ici au point de pouvoir donner à Kontakthof la véracité et l’explosivité qui en faisait le succès au Tanztheater Wuppertal. Eve Grinsztaijn bien sûr, qui peut même évoquer, en parlant ou parfois sans rien faire, une certaine Barbara… Côté hommes, Matthieu Botto dans le rôle du maître des cérémonies nous fait sentir lui aussi que ce qu’il met sur le plateau vient d’une expérience de la vie. Et puis, une mention spéciale pour Letizia Galloni qui se démarque par une présence si chargée qu’on peut l’assimiler à celle de la jeune Nazareth Panadero. Du grand potentiel…
« Montrer les vrais côtés de nous-mêmes »
A la différence d’avec le travail de transmission, Pina Bausch était parfaitement libre de choisir des interprètes dont la personnalité l’intéressait et qui allaient forger la matière de ses pièces, à partir de Kontakthof. Les critères de sélection à l’Ecole de danse de l’Opéra – et bien sûr l’ambiance dans laquelle on y grandit – sont bien différents. D’où une rangée de garçons plein de charme, comme prédestinés au ballet romantique. Mais les gestes de Pina Bausch rencontrent chez eux encore une certaine timidité. On aurait par exemple aimé voir un certain François Alu dans un de ces rôles, lui qui quitte l’Opéra pour se consacrer à la danse-théâtre…
« Nous avons dû montrer de vrais côtés de nous-mêmes », se souvient Jo Ann Endicott. Et, sur le travail du Tanztheater Wuppertal : « On ne fait pas juste une pièce, on veut donner quelque chose d’important au public. » Rien ne prouve que ce soit encore vrai quand une telle pièce est transmise à de jeunes interprètes sortant de l’Ecole de danse de l’Opéra, interprètes qui passent d’un style à un autre au cours d’un mois, si ce n’est dans la journée. Si pourtant on ne s’y ennuie pas, si on passe les trois heures de Kontakthof sans accroc, le génie de Pina Bausch y est pour beaucoup : l’enchaînement dynamique des situations, la vérité universelle des sentiments… Et, bien sûr, la quête sincère des jeunes à la recherche de ces vérités. Cette transmission n’est donc pas un échec, le résultat représentant sans doute le meilleur de ce qui pouvait être réalisé.
Thomas Hahn
Vu le 3 décembre 2022
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