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Katerina Andreou à l'Atelier de Paris - Carolyn Carlson

Artiste grecque résidant et travaillant en France, issue de la formation Essais du CNDC d'Angers (époque Emmanuelle Huynh), Katerina Andreou crée le solo A kind of fierce au CDC Atelier de Paris. Elle y recherche un geste qui assume pleinement une écriture chorégraphique, aussi bien qu'il l'empêche de se figer, dans son mouvement même. Entretien :

DCH : A kind of fierce : tel est le titre de votre solo. Ce titre semble chargé de significations, qui vous engagent sur scène.

Katerina Andreou : En effet, j'ai posé ce mot "fierce" dès le début du projet. C'était très nouveau pour moi, de poser un mot avant même d'avoir produit la moindre matière de danse. Me voici donc dans une situation où le mot est déclencheur d'un certain état, pour engager le travail au studio.

Quant à ce qu'il signifie, "fierce" est assez difficile à traduire. En langue anglaise britannique, il évoque une qualité sauvage, assez féroce. Dans mon esprit, j'y ai vu une part d'audace, permettant d'ouvrir la porte du studio avec l'idée que je vais un jour me montrer. Dans le contexte américain,  le terme "fierce" a été tout particulièrement adopté par la communauté du voguing. Alors "fierce" désigne une qualité de présence, particulièrement forte, de la personne seule en train d'effectuer sa présentation. On se rapproche d'une notion scénique.

Mais à cela, je rajoute "a kinf of", "une sorte de". Cela désarme l'absolu que peut revêtir la notion d'"audace scénique". Je la profane. Oui, je m'autorise à annoncer l'importance de ma propre présence, de mon audace. Mais en même temps, je la sabote. Alors vous avez raison : ce mot posé à l'amorce même du processus de création, en dit pas mal sur le sens de mon projet. Je m'y sens très forte, et en même temps j'opère un constant sabotage de cette force. Et si le spectateur perçoit en effet une force, eh bien ce n'est pas cela que je veux montrer. Ce que je cherche à faire, c'est déployer une liberté qui se dégage dans cette contradiction voulue.

DCH : Pourquoi donc prendre le parti de saboter cette force qui vous anime ?

Katerina Andreou : Il y a là d'abord un principe de jeu ; le fait de créer du jeu. Une fois en scène, si je pose des enjeux, cela devient beaucoup plus intéressant. Le sabotage que je pratique ouvre aussi sur un état d'entre-deux. Ni très fort. Ni très faible. Que ce ne soit pas que tout l'un, ou tout l'autre. Que quelque chose m'échappe. Que je ne m'enferme pas, et qu'on ne m'enferme pas, dans un seul territoire d'identification. C'est un enjeu de liberté : qu'on ne puisse pas coller une étiquette unique sur ma danse, sur ma personne.

DCH : Traditionnellement dans la danse moderne, on rattache le solo à des notions d'expression à la première personne, d'affirmation de soi ; également d'évocation auto-biographique. Vous sentez-vous concernée par ces notions ?

Katerina Andreou : Il me semble nécessaire de les clarifier. Il y a là plusieurs questions. Est-ce que je suis concernée par la présence forte du sujet, du "je" ? Oui, j'affirme cette présence. Sur le plateau, une scénographie minimale renforce encore cela. Oui, ce solo est un grand monologue. Et j'assume que j'ai beaucoup de choses à vous dire. Si la confiance est un jardin, alors je le creuse tout au long de ce solo, pour trouver les bases et faire complètement partie de ce jardin.

Le rapport à l'autobiographie est plus complexe. Dans ce solo, je laisse de l'espace pour qu'y rentrent des éléments d'ordre biographique. Pour autant, je n'instruis rien de narratif, je ne déroule pas un fil auto-biographique. Voilà qui est d'ailleurs très général en danse post-moderne : je me fixe des tâches, j'élabore et met en jeu des partitions, de sorte que ce soit bien le geste, en lui-même, qui exprime, sans rien de narratif ; et y compris, de sorte que cela m'échappe pour une bonne part.

Par exemple, je danse depuis l'âge de cinq ans, avec une grande expérience de formation classique. Je ne viens pas du tout sur le plateau pour raconter cela, je n'en parle pas, et pourtant il ne peut qu'y avoir des moments où cela m'échappe, à travers l'histoire de mon corps. D'une autre manière, je suis très concernée par la situation dramatique que traverse la Grèce, mon pays. Ce solo ne parle pas de la crise grecque. Mais sûrement, la logique d'action, de se jeter dans le "faire", les décisions que j'ai prises, se retrouvent dans ce solo, et disent quelque chose de ma résistance à une situation, à travers des choix artistiques et des choix de vie, qui le portent.

DCH : Une autre représentation courante du solo moderne, consiste à considérer que l'interprète n'y est, en fait, jamais seul.e. Qu'il, ou elle, se confronte à une altérité de lui-même, à un espace saturé de présences de toutes sortes ; sans oublier la question de la performativité du regard spectateur. Là encore, cette perspective vous concerne-t-elle ?

Katerina Andreou : Lorsque j'ai commencé à travailler, cette question de l'altérité n'était guère active. Je cherchais juste à ouvrir des pistes, seule dans le studio, préoccupée de mon propre imaginaire, en cherchant à nourrir celui-ci. J'avais mes outils, mais je ne creusais pas vraiment la terre. Puis, la recherche avançant, des présences se sont manifestées, un peu comme une bulle une bulle autour de ma tête ; une bulle habitée par les projections artistiques d'Isadora Duncan, d'une part, par les figures du krump, la danse urbaine, d'autre part, qui traversaient mon imaginaire à ce moment-là.

Ces présences, entre autres, saturaient mon cerveau, me travaillaient. Il y avait bien quelqu'un à qui je parlais, au-delà de ma boîte crânienne. Un moment important a été, en effet, de prendre en compte ce rapport d'altérité, et d'adresse. A qui est-ce que je m'adresse ? De ce moment, subsiste le micro, au centre de la scène, suspendu à hauteur de ma tête, comme pour permettre à l'autre d'écouter ce qui se passe dedans.

L'autre est devenu la raison pour laquelle effectuer mes gestes. Mais alors, "autre" doit s'écrire avec un grand A. C'est un "autre" abstrait. Il n'est pas mon alter-ego. Il ne se résume pas non plus à un public générique. La frontalité du plateau est un paramètre très puissant, agissant, qui tend la question de l'adresse au public, même lorsqu'on s'en abstrait volontairement. A cet égard, je me situe dans un aller-retour, dans une présence-absence.

DCH : Lorsqu'on vous observe en répétition dans le studio, on est frappé par une double dynamique possiblement contradictoire – ou qui du moins produit un contraste marqué. D'une part, votre avancée générale, la netteté de vos trajectoires, un rythme d'ensemble, produisent un élan très affirmé. Mais en même temps, d'autre part, vos enchaînements sont souvent cassés, des coupures nettes existent. Vous reconnaissez-vous dans ces impressions, peut-être trop schématiques ?

Katerina Andreou : C'est bien ce que je recherchais depuis le début, et qui n'a pas été facile à trouver : ce travail sur le contraste. On revient là à la question dramaturgique de fond, évoquée au début de cet entretien à propos du titre : la notion de force contrariée par un sabotage intentionnel. Le contraste permet de donner de la solidité, dans une structure qui reste assez libre. Il ne s'agit pas de fixer, au départ, une identité nette, et s'appuyer dessus pour se jeter devant soi, dans un élan ininterrompu. Il s'agit de transmettre un état d'alerte, permettant une action effective. C'est la base d'un geste efficace, celui qu'il faut parfois savoir faire dans une manifestation.

Dans l'élan, la rupture vient modifier l'espace. Cela souligne la motivation à poursuivre malgré tout.  C'est une question d'empathie vers l'intention. C'est plus fort que d'apprécier qu'un geste soit joliment fini. Chaque fois que je sens que je suis en train de déboucher sur une figure aboutie, je crains d'être en train de fournir en même temps un filtre pour me saisir. Je dois contrarier cela, le saboter. Le but n'est pas d'en rendre la lecture plus difficile pour le spectateur. Le principe est que la surprise doit rester mon moteur.

Au fond, tout mon propos se ramène à un dyptique, dont l'un des éléments consiste à accepter une forme d'autorité, et l'autre consiste à affirmer une autonomie. Cela dans le même temps. C'est une lutte.

DCH : On touche là à des questions clés concernant l'interprétation. D'une part l'interprète évolue à travers un cadre, et selon une écriture chorégraphique, qu'il ou elle accepte. D'autre part, son geste reste toujours celui d'un faire qui agit, qui s'autonomise. Quelle est la singularité dans votre approche de ce principe général ?

Katerina Andreou : Dans ma prise de décision, en effectuant un geste, j'active totalement ma conscience du sens que je suis en train de donner, et je le questionne. Je cherche à me libérer de tout ce qui consisterait à entretenir un sens pré-donné. Paradoxalement, la recherche de cette liberté devient une contrainte supplémentaire que je m'impose. Si je m'en tiens aux contraintes de ma partition, si je les suis, cela donne un exercice qui n'est peut-être pas si contraignant. Alors, je me pose la question ce que je suis en train de rendre évident, de fixer, de signifier, et je tends à le saboter. C'est une forme de hacking.

Il me semble que dans grand nombre de prestations chorégraphiques, ce sont des principes de narration, ou bien de parfaite exécution et reproduction d'une écriture donnée, qui prédominent. Chercher la rupture dans ce qu'on donne à voir, éviter qu'un sens se fixe dans l'évidence, cela ne  se voit pas partout. Certes, une tension entre autorité et autonomie existe dans toute interprétation. Mais j'y active l'objectif que jamais n'en découle un objet qui puisse se figer dans un personnage reconnaissable, et cheminer dans une jolie exécution.

A propos de ces questions, nous pourrions évoquer l'apport de l'art-performance.

DCH : Ce solo a bénéficié d'un très long temps de préparation. N'y a-t-il pas une contradiction, au moins un paradoxe, entre ce travail très approfondi, et le souci que prédominent les notions d'action, ou de "faire", que vous revendiquez, et qui pourraient renvoyer à une idée d'immédiateté ?

Katerina Andreou : C'est qu'il s'agit d'un geste très difficile à mettre en scène. Il ne s'agit pas d'une grande improvisation. Il y a un défi d'écriture énorme, à trouver l'équilibre entre le fait de délivrer quelque chose qui peut exister en soi-même, et en même temps le fait de se libérer d'un sens imposé. Cela se traduit dans une physicalité qui nécessite un grand temps de travail. Il ne s'agit pas d'un état à trouver, mais d'un type de geste à produire. Il faut également trouver une objectivité à l'endroit de ce geste, poser une distance entre soi-même et son geste, animer un regard critique dans la tension entre intention et effectuation ; en tout cas ne pas sombrer dans la psychologie.

Un autre défi est de trouver un rythme qui permet que cette façon de travailler se développe, et ne s'éteigne pas. Tout cela définit une pratique, dans laquelle rentrer, en profondeur. C'est un travail artisanal. Comment garder de la mobilité, à l'intérieur même d'une écriture qu'on est en train d'élaborer. Comment produire, en évitant de figer un résultat.

DCH : La scénographie d'"A kind of fierce" s'en tient à un micro et deux enceintes, mais très visibles sur le plateau. Est-ce à dire que le rapport à la musique est l'un des enjeux majeurs de ce solo ?

Katerina Andreou : Concernant le micro, j'ai évoqué précédemment cette sensation que j'ai éprouvée, que quelqu'un vienne capter mon propos. J'ai essayé la voix, j'ai essayé le chant. Mais j'ai arrêté cela, tout en laissant le micro présent sur le plateau. Je réfère au discursif – oui, j'ai beaucoup de choses à vous dire – mais sans en passer par la parole explicite, qui fixerait un sens. Reste un microphone sans son, sans p1aroles, un microphone comme pur potentiel, comme intention. C'esr un paradoxe que je trouve assez beau. Et cette présence muette donne plus d'ampleur à tout le reste, à commencer par la présence du corps.

Avec la collaboration d'Eric Yvelin[1], j'ai travaillé sur tous les autres éléments sonores de la pièce : choix des morceaux musicaux, détermination de leur mise en ordre, effets et manipulations. Pourquoi cette attention ? Parce que tout cela joue sur le rythme d'ensemble, sur l'élan, le développement dramaturgique ; c'est aussi une question d'impact sur la présence en scène. Il y a là beaucoup de travail. Et en fait, je le considère comme un geste chorégraphique. Alors, cela m'a semblé juste de le manifester de façon visible sur scène, à travers la présence des enceintes, et non pas la diffusion enveloppante d'une atmosphère d'accompagnement musical. Le son est matérialisé en tant que présence, qui tient aussi de l'altérité que nous évoquions tout à  l'heure. Le son est ici manipulé, au sens physique, presque matériel.

DCH : Vous avez mentionné la figure d'Isadora Duncan, ayant croisé votre cheminement dans ce projet. Et dans l'un de vos textes, on vous lit caractérisant A kind of fierce comme votre « danse "libre" ». Pouvez-vous préciser le lien que vous entretenez avec le courant artistique historique de la Danse libre, dont Isadora Duncan fut pionnière ?

Katerina Andreou : Je parle beaucoup d'une expérience de liberté, dont je cherche à produire les conditions sur scène. Il se trouve que j'ai aussi une formation théorique en danse, où Isadora Duncan occupe une place de choix, et nous ramène à une posture audacieuse. Mais il ne s'agit absolument pas, pour moi, de reproduire, ni même d'évoquer, sa danse. D'autres le feraient bien mieux que moi. Curieusement, quand je me suis intéressée au krump, cette danse urbaine furieuse, rageusement libre, j'ai observé des corps terre à terre, très pesants, comme à l'opposé complet du corps d'Isadora Duncan.

C'est donc la notion de liberté, et son articulation sur celle de la contrainte, qui sont à questionner, dans des perspectives diverses, voire contradictoires. Vous l'avez noté, j'ai mis des guillemets à "libre", et non à "danse libre" (ce qui m'aurait enfermée dans la référence historique). Il y a bien entendu un clin d'œil. Mais la liberté en danse soulève énormément de questions, et ce solo n'est que ma façon d'en aborder certaines.

 Propos recueillis par Gérard Mayen

le vendredi 21 octobre 2016, en cours de résidence au CDC Atelier de Paris Carolyn Carlson, à deux semainesde la fin du processus de création de A kind of fierce)

Entretien réalisé dans le cadre de l’accompagnement des compagnies du CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson.


[1] Les autres collaborateurs de Katerina Andreou ont été Yannick Fouassier pour la création lumière et Myrto Katsiki comme regard extérieur

 

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