« Kasane / Narukami » par le Shochiku Grand Kabuki
Le Théâtre national de la danse nous a offert deux magnifiques pièces de Kabuki, Iromoyô Chotto Karimame Kasane et Narukami qui ont marqué le retour en force de l’art scénique japonais.
L’histoire retiendra que, pour l’occasion, le futur empereur du pays du soleil levant avait fait le déplacement et l’honneur aux héritiers du TNP de prendre place au centre de la salle Jean Vilar le soir de la première. Les deux œuvres opératiques étaient interprétées par deux gloires contemporaines d’un art né avec le théâtre élisabéthain : Nakamura Shido II et Nakamura Shichinosuke II, ce dernier, aux traits plus fins, étant onnogata. Elles relèvent de genres et d’époques différents.
Dans la première, qui date du XIXe siècle et qui traite sur un mode tragique des amours impossibles, l’héroïne est victime du destin – et, en l’occurrence, d’une société patriarcale. Dans la seconde, une princesse, par la ruse et le charme, démasque la tartufferie d’un moine bouddhiste qui a abusé de ses pouvoirs surnaturels au détriment de l’intérêt général suscitant le courroux de l’empereur. Ce classique du XVIIe relève de la farce et de la superproduction avec, en sus des parties dramatique et musicale, divers chants faisant écho aux dialogues, des percussions et des bruitages précisant l’atmosphère, des scènes de danse pure, de pantomime, d’acrobatie et de... cascade, dans tous les sens du terme.
Narukami - Galerie photo © Laurent Philippe
Les décors oublient le réalisme ; la nature est omniprésente, à l’état édénique, comme chez le douanier Rousseau ; les éléments scénographiques jusqu’au moindre ustensile ont valeur symbolique, aussi bien le chemin zigzagant que la pente ardue ; les composants lumineux, grâce à l’éclatant éclairage et ceux rocheux ou liquides accueillent la matière humaine ; le moindre trait du visage, la plus subtile expression du geste, l’allure, la coiffure, la vêture sont visibles du plus loin, tous significatifs.
Narukami - Galerie photo © Laurent Philippe
Le jeu du comédien, quoique codé, ne semble pas figé, celui-ci pouvant, dans certaines limites, enrichir son personnage de ses singulières capacités et s’autoriser quelque allusion, facétie, jeu de mots. Le Kabuki illustre les valeurs de son temps sans les mettre en cause, en en dévoilant les aléas et les enjeux. La duplicité – mais n’est-ce pas le propre du spectacle ? – prend diverses formes : l’homme y peut être femme ; le naturel revient au galop, fantomatiquement ; le détail tue, le diable s’y cache et l’accessoire importe – à cet égard, le kuroko sans masque et en tenue d’époque qui fait apparaître ou disparaître les objets, au vu, au su de tous, est loin de faire partie des meubles.
De cet aspect duel qui sème le doute, le spectateur n’est pas dupe : il en sait plus que les protagonistes. Le récitant l’informe d’entrée que Yoemon est « en même temps » paysan et samouraï. Le public a une longueur d’avance sur la princesse Kumo, l’instigatrice de la deuxième pièce. Il sent intuitivement que la jeune femme ne vise qu’à séduire le moine, faisant le sacrifice de son corps telle une Mata Hari pour une autre puissance que celle que représente le dignitaire religieux.
Le trouble ne résulte donc pas des effets de double mais des métamorphoses qui surviennent à tout moment dans ces fables et ces farces pour adultes. Le crâne shakespearien auquel est fixée une petite faux oxydée annonce des événements funestes ; la tête de mort – celle du père de l’amoureuse que le mercenaire avait jadis cocufié puis occis – flotte sur une tablette funéraire dont l’inscription révélera le pot aux roses – l’assassin pouvant être le père putatif, donc incestueux, de sa nouvelle conquête.
Le motif de la métamorphose, récurrent chez les bouddhistes, celui de la réincarnation, de l’avatar et du temps cyclique se manifeste dans les péripéties qui maintiennent en éveil le spectateur comme dans les surprenants changements de registre de jeu.
Dans Kasane, la réapparition métonymique du père transfigure – défigure – la fille illico presto, comme par magie. La vision de la mort et de la tête l’évoquant produit sur elle un choc psychique, physique, métaphysique, signifié par le maquillage. L’image de la dégradation devient dès lors pour l’héroïne difficile à voir, étant, par mimésis, éborgnée (ou aveuglée comme dans la légende œdipienne), insupportable, reflétée par le miroir.
"Iromoyô Chotto Karimame Kasane" © Laurent Philippe
Dans Narukami, le moine mue de façon plus spectaculaire encore. La seconde peau du costume le recouvre soudain, par le procédé fregolien du bukkaeri. La schizophrénie mise en scène exprime alors sa radicale altération, ce calme devenant tempête. Le style de l’acteur, celui de Nakamura Shido II, passe sans transition d’une parfaite tenue et retenue au jeu aragoto, échevelé – l’homme se retrouvant « en cheveux » –, fougueux, vociférant. Apollon s’efface devant Dionysos. Le moine se fait samouraï.
Nicolas Villodre
Vu à Chaillot le 14 septembre 2018 dans le cadre de la saison culturelle Japonismes 2018 et du Festival d’automne à Paris
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