June Events : Qui est Spicey, la chorégraphe hip hop montréalaise ?
Invitée rarissime en France, Alexandra Landé aka Spicey présente La probabilité du néant, pièce de danses de rue pour huit danseurs et un compositeur-DJ. L’occasion d’évoquer cette création et le hip hop québécois. Entretien exclusif avec une figure incontournable de la scène Street dance au Canada.
DCH : Vous êtes pu connue en France, alors que vous êtes très présente dans la scène hip hop montréalaise. Pouvez-vous vous présenter ?
Spicey : Mes parents ont immigré d’Haïti au Canada le 25 décembre, jour de Noël. J’avais neuf mois. Je suis donc pratiquement canadienne. Mon amour pour la danse a commencé très tôt. J'avais des grands frères qui, eux aussi, ont immigré d'Haïti pour arriver au Québec et qui, dans leur adolescence, ont été captivés par la musique et la danse hip-hop. C'est à travers eux, je dirais, que j'ai vraiment commencé à ressentir un intérêt et un amour pour cette culture. Comme nous avions de la famille à New York, j'y allais souvent pour des visites familiales. Et dès qu’on arrive à New York, c'est très impressionnant surtout quand on est jeune, car on sent tout de suite l'énergie du hip-hop à travers la ville. Cette rencontre avec New York a donc beaucoup marqué mon enfance et a beaucoup nourri mon envie de danser.
DCH : Comment se sont déroulés vos débuts en tant que danseuse hip hop ?
Spicey : Le street dance, surtout dans ma génération, n’était pas enseigné dans les cours. On apprenait en regardant des vidéos, et par les rencontres. J'avais des cousins de New York, donc j'apprenais un petit peu avec eux. J'ai ensuite rencontré les pionniers du street dance un peu partout. Je suis aussi venue en France, entre autres en 2007, au grand battle Juste Debout. Vers la mi-vingtaine j'ai eu envie de mieux comprendre les techniques et les bases des danses que j'aimais pratiquer. Parce que je faisais ça en freestyle, entre amis. Nous réalisions aussi des spectacles, mais ce n'était pas encore fondé sur une vraie compréhension du mouvement. Et j'ai commencé à avoir une envie de créer pour la scène.
DCH : Quel genre de réseau existe-t-il pour le hip-hop au Canada, au Québec?
Spicey : Plusieurs personnes à Montréal ont eu un impact et ont aidé à fonder une communauté hip hop. Et avec les années, nous avons développé notre propre réseau. J’ai alors créé une compagnie qui s'appelait à l'époque Uncut Productions, avec laquelle, j'ai proposé un événement qui s'appelait Bust A Move. Il est bien connu des street dancers puisque beaucoup d’entre eux sont venus du monde entier pour assister à cet événement. Et je dirais qu'à partir de Bust a Move nous avons senti qu'il existait vraiment une communauté à Montréal et aussi à travers le Canada. Ça nous a permis de bâtir des liens avec notre propre système de reconnaissance et d'éducation, notre propre réseau.
DCH : Pour nous, en France, le Québec se définit, chorégraphiquement parlant, par une danse contemporaine assez audacieuse, et par les arts du cirque. Comment se développe la danse hip-hop au Québec ?
Spicey : C'est seulement depuis dix ans environ qu'il y a une communication plus fluide entre les danses dites contemporaines et le street dance. En ce domaine, nous avons presque vingt ans en retard sur la France. Vers 2007, quand j'ai commencé à le présenter sur scène, les institutions n'étaient pas encore très ouvertes aux danses de rue. Mais petit à petit j'ai noué des liens avec le milieu de la danse contemporaine. Aujourd'hui encore, nous œuvrons pour ouvrir les portes, mais je dirais qu'il y a un dialogue, et une forme de reconnaissance pour la communauté du street dance dans le milieu de la danse contemporaine.
DCH : Votre compagnie s’appelle Ebnflöh. C’est presque une sorte d’acronyme. D’où vient ce nom et comment la compagnie a-t-elle commencé à travailler ? Comment s'est-elle développée ?
Spicey : A partir de 2007-2008, j'ai créé trois pièces en tant que chorégraphe indépendante. En ces temps-là, il n'y avait pas encore de reconnaissance institutionnelle pour le street dance. Nous ne recevions pas de subventions et je n'arrivais pas à faire avancer le travail de scène. En 2015, j'ai décidé de ne plus organiser Bust A Move et de fonder la compagnie Ebnflöh, dans l'espoir de pouvoir créer pour la scène en recevant un soutien financier et administratif. Avec Ebnflöh j’ai pu développer ma vision artistique et d’explorer l’idée d'amener le street dance sur la scène, sans perdre cette l’authenticité de la rue. La référence du nom est le flux et reflux de la mer, en anglais ebb and flow. Et je trouvais ça intéressant parce que le travail de la compagnie a lieu dans cette espèce d'énergie de va-et-vient, d'intensité et de calme qui ressemble au mouvement des vagues. Même dans la façon dont nos créations sont construites et présentées, il y a comme une d'énergie de haut et bas et de contraste, de yin et de yang qui crée l’alchimie.
DCH : Dans La Probabilité du néant, la danse a l’air de partir du tout en se nourrissant de sources différentes…
Spicey : Les termes, ça bouge tout le temps. Tantôt c'est hip-hop, tantôt c'est danse urbaine, et ensuite on appelle ça danse de rue. Là maintenant, il semble y avoir un consensus international pour le terme de street dance, qui serait peut-être la meilleure façon de parler de ces danses. Ce qui inclut des styles variés qui ont chacun leur technique, leur histoire et leur façon de se développer. Mais il ne faut pas oublier que tous ces styles se sont influencés mutuellement. Quand le locking a commencé dans les années 70, les lockers étaient les premiers danseurs à être à la télévision aux États-Unis, avec l'émission Soul Train l’émission de Don Campbell. Et ça a encouragé les poppers et même les breakers. Donc, a priori, la base du krump, c'est le hip-hop. Et c'est pour ça qu'on va ressentir un peu des énergies du krump quand on va voir le hip-hop, parce que les krumpers, se sont inspirés du hip-hop pour créer le krump. Chaque danse stimule l'autre.
DCH : Le titre de votre pièce, qui évoque le néant, semble être singulièrement chargé.
Spicey : Ce qui m'intéressait dans cette création, c'était vraiment de parler d’une « probabilité ». Dans la vie nous sommes souvent des témoins, face à des choses qui se passent sous nos yeux auxquelles nous devrions réagir. Mais le plus souvent, nous choisissons de ne pas le faire. Et j'ai basé ça sur un phénomène psychosocial nommé le « bystander effect » : plus il y a de témoins d'une situation ou d'une scène, moins ils réagissent. C’est aussi l’idée de « diffuse responsibility », c'est-à-dire une responsabilité collective qui est diffuse, parce que chaque personne pense qu'une autre va agir. Par contre, si nous sommes le seul présent, plus il y a de chances que nous bougions. Ces interrogations m’ont amenée vers la question du regard qui est très présente dans La probabilité du néant, ainsi que l’improvisation. Parce qu'en street dance, les danseurs font beaucoup d'impro, ils sont des freestylers. J’ai donc voulu amener l'idée de l'impro dans une structure chorégraphique, c'est important pour préserver l’individualité des interprètes dans une structure chorégraphique collective.
DCH : Comment avez-vous constitué ce groupe d’interprètes ? Où et comment se font les rencontres ?
Spicey : La plupart n'avaient pas dansé avec des chorégraphes avant de travailler avec moi. D’autres dansaient avec des chorégraphes, mais dans des studios de danse. J'ai certes organisé des auditions dans le passé, mais finalement je choisis toujours chaque interprète pour sa particularité, pour la façon dont il approche la danse, et aussi son envie de performance, parce que c'est un travail très performatif, même théâtral. S'il n'y a pas une envie d'aller au-delà du mouvement, ça ne marche pas dans le travail. Donc, ce ne sont pas juste les capacités en tant que danseur. La virtuosité ne me suffit pas. Il faut que je détecte chez quelqu’un un potentiel et que je puisse le gratter.
DCH : Que représente La probabilité du néant dans votre parcours de chorégraphe ? Il y a huit danseurs et un musicien, alors est-ce un passage à une vitesse supérieure ?
Spicey : J'ai toujours aimé travailler avec des groupes. Dans ma toute première pièce, avant l’existence de ma compagnie, il y avait déjà neuf interprètes. Bien sûr, je me suis rendue compte très vite de la lourde tâche à avoir plusieurs interprètes sur scène et à travailler avec plusieurs corps, mais j'ai toujours eu cette envie-là. Ensuite j'attendais justement d'avoir un meilleur soutien financier et une meilleure structure. La première pièce avec Ebnflöh, qui s’appelait Complexa, était pour cinq danseuses et la deuxième, In-Ward, créée en 2019, avait six danseurs. Avec In-Ward, j’ai remporté en 2019 le Prix de la danse de Montréal dans la catégorie Révélation.
DCH : Pouvez-vous nous présenter le compositeur et DJ montéalais Shash’U, cet « alchimiste du son électronique » ?
Spicey : Shash’U est très connu dans le milieu street dance au Québec, en France et dans le monde, puisque ses musiques sont très présentes dans les battles à l'international. Il est ici aux platines et compose à partir de sa trame sonore personnelle à laquelle il ajoute des mélodies et des sons. Comme il joue live, ça a une incidence sur les interprètes. Il est capable de leur lancer des défis et de les amener plus loin. Le spectacle sera donc différent d’un soir à l’autre. Et Shash’U y est un vrai musicien, ce qui crée une alchimie particulière.
Propos recueillis par Thomas Hahn
La Probabilité du néant par Alexandra Landé aka Spicey : Le 4 juin, 21h, Théâtre de l’Aquarium
Dans la même soirée, également du Québec : Unarmoured de Clara Furey, 19h30, Atelier de Paris
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