Joanne Leighton se remet en marche
La chorégraphe parcourt cent-vingt kilomètres à pied en quatre jours. Elle inscrit en acte la philosophie de la performance et de l'in situ qui est au coeur de son nouveau projet artistique, intitulé WLDN
Mercredi 17 juin au matin, aux abords de la citadelle de Belfort, la chorégraphe Joanne Leighton a entamé une marche de cent-vingt-trois kilomètres qui se concluera, après quatre jours, devant le théâtre de la ville allemande de Freiburg.
À Belfort, Joanne Leighton a dirigé pendant cinq ans le Centre chorégraphique national de Franche-Comté. À Freiburg, elle sera pendant trois ans artiste associée du théâtre de cette cité universitaire de 220 000 habitants – un établissement à l'allemande, qui combine les disciplines musicale, lyrique, dramatique et chorégraphique, pesant pas moins de trois-cent-cinquante emplois artistiques, techniques et administratifs.
À son arrivée au soir de ce samedi 20 juin 2015, Joanne Leighton sera témoin de la première veille d'un habitant de la ville, dans le cadre de l'opération Die Türmer Von Freiburg – Les veilleurs de Freiburg. De septembre 2011 à septembre 2012, Joanne Leighton avait créé Les veilleurs de Belfort. Cette immense performance de relais rythmique, artistique et civique, avait vu sept-cent-trente habitants de la ville se succéder pour assurer une veille sur leur cité, d'une durée d'une heure au lever et au coucher du soleil pendant toute une année, engageant leur corps dressé, observant tout et visible de tous, depuis un point culminant.
D'une résonance très forte, ce dispositif a été repris dans plusieurs villes depuis lors. Freiburg marque sa première réalisation à l'étranger. D'autres suivront. Anne Kersting, programmatrice danse et performance dans l'établissement allemand, estime « ne pas avoir besoin de l'image de la danse, mais de sa pratique et des questions qu'elle pose ». Quand un théâtre pèse aussi lourd, en position de monopole, il est urgent de questionner la responsabilité collective de l'institution. Mais cela ne saurait se faire sans questionner tout autant la responsabilité du spectateur.
Les Veilleurs sont la mise en action de cette circulation. « C'est tout à fait différent, des actions si commodes où on se contente de faire évoluer des amateurs au côté de professionnels, ou de faire monter des amateurs sur un plateau devant un public dans la salle, mais sans jamais que soient remis en cause, au fond, les statuts intangibles de danseur, non-danseur, spectateur ». En accueillant quotidiennement des veilleurs, le Théâtre de Freiburg entend se poser lui-même en « lieu de passage » et non faire semblant de transporter du théâtre dans la rue.
Joanne Leighton apprécie au plus haut point cette nouvelle interprétation de sa création.
Elle y voit une activation « de l'approche du lieu théâtral sur le mode de l'in situ, en lui-même ». La notion du site est devenue cardinale dans son projet artistique. Après son départ de Belfort, elle a donné le nom de WLDN à sa nouvelle compagnie indépendante. Il faut y lire la référence à Walden, un texte très important de l'écrivain utopiste américain Henry David Thoreau.
Incroyablement précurseur, dès le milieu du XIXe siècle, Thoreau dénonce la perte de contrôle des individus sur leur environnement, emportés qu'ils sont par les nouveaux modes de vie et de production imputables à la modernité capitaliste. Dans Walden il restitue son expérience de deux années de vie en autarcie dans une cabane au bord d'un lac.
Joan Leighton veut désigner par là sa préoccupation désormais très vive, pour la pratique d'un art bouleversé par les évolutions rapides et massives des modes de vie, de production, de transmission. Elle prône une approche plus simple et directe des situations artistiques, affranchie des complications insitutionnelles. Elle ne veut plus concevoir de pièce qui ne se réfléchirait pas en fonction d'un "site", c'est à dire d'un lieu habité, lu, interprété, à travers toutes les composantes culturelles, historiques, qui le déterminent.
Il ne s'agit pas de penser la ville ou le paysage en opposition à l'espace clos du théâtre. Dès la mi-janvier 2016, Joanne Leighton créera la pièce I am sitting in a room à l'intérieur de l'impressionnant Théâtre de Freiburg. Mais celui-ci sera intégralement réfléchi comme un site en lui-même, passant par la création musicale d'Alvin Lucier, qui se saisit de l'altération sonore au contact des espaces.
Pour l'instant, la grande marche de la chorégraphe est pensée dans les moindres détails, produisant ses traces notées, diffusées instantanément via Twitter, accueillant des accompagnateurs, ponctuée de poses aux durées étudiées, attachée à suivre les cours d'eau, produisant une performance singulière pour marquer le passage de la frontière. C'est là une performance artistique, indiquant une avancée nouvelle dans la conception de la place de l'art.
Gérard Mayen
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