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« Íntimo » de Farruquito

Le danseur Juan Manuel Fernández Montoya, alias Farruquito, a donné, salle Vilar, à Chaillot, son dernier spectacle en date, Íntimo, après l’avoir tourné plusieurs semaines en Espagne. Cela faisait des années que ce virtuose du baile flamenco masculin ne s’était produit à Paris. 

Vaut-il mieux être seul que bien accompagné ? Les artistes s’activant à l’arrière-plan du petit-fils de Farruco voire, pour ce qui est des chanteurs, à ses côtés – par intermittence, bien sûr –, debout, eux aussi, Mari Vizárraga, Ezequiel Montoya « Chanito » et Ismael de la Rosa « Bolita », sont tous trois plus grands que lui – par la taille tout au moins. « Chanito », qui est sans doute un de ses neveux,  nous a particulièrement touché par sa délicatesse vocale – « Bolita » projette plus en force et Mari émet approximativement, à la limite de la vocifération. Revenons à notre question : ne conviendrait-il pas, pour affirmer sa grandeur et sa classe, être seul en scène, comme jadis une Argentina ou un Vicente Escudero ? Vison-visu le bailaor, à ce rythme insensé, ce compás impétueux cette cadence infernale, on se dit que nul ne saurait tenir le coup plus d’un quart d’heure sans faillir. Et quinze minutes pour un gala ou un show, c’est loin du compte. Mais peut-on se sevrer de danse dans un spectacle ayant pour tête d’affiche un danseur ?

De la danse de Farruquito, disons quelques mots. Grosso modo, vue de loin, observée par un profane comme nous, plus ou moins toujours la même routine. Dans tous les sens du terme. Une succession de pas, de petits pas accompagnés de plus amples gestes de main ; de brusques changements de direction, de braquet, de dessein, chemin faisant. Une suite dans les idées et dans les faits ; une gamme gestique précipitée, virtuose, définitive. Une danse ultime et par là même assez risquée. En constant déséquilibre. En perpétuelle rupture. Qu’il vaudrait sans doute mieux ménager, séparer, espacer dans ce laps d’espace-temps. Le fait est que cette routine, mise au point depuis l’enfance, semble à chaque fois une invention du moment, sur-le-champ. Une trouvaille au pied levé, un premier jet. Le seul moyen qui reste, pour faire durer le plaisir sans porter atteinte à la puissance du zapateado ou à la singularité virevoltante de ce style : procrastiner l’instant de grâce. Le bisser ou le répéter ad lib.

Le spectacle est donc en trois parties, trois sets, trois actes, augmentés d’un bonus festif, une juerga avec les chanteurs et musiciens. Ces derniers ne sont pas manchots, qu’il s’agisse du tocaor traditionnaliste, Yerai Cortés, du bassiste à l’esprit jazz-rock, Julian Heredia ou du percussionniste subtil Paco Vega qui ne ramène pas du tout sa caisse péruvienne. Les trois sorties et trois entrées donnent du temps de pause au bailaor et l’occasion de poser et faire le beau à chaque fois dans une nouvelle tenue vestimentaire. Il a emprunté son look mousquetaire à celui qu’avait Douglas Fairbanks en 1921 dans un film de Fred Niblo, revu et corrigé par la binette de Johnny Depp, plus récemment (en 2003), dans Pirates des Caraïbes. Fairbanks signait son nom d’un « Z » à la pointe de l’épée dans un autre Niblo. Farruquito s’est fait, quant à lui, broder un « F » au dos d’un de ses trois vestons. Il a le regard fiévreux et fixe. Et le sourire carnassier, toutes dents de lait ou artificielles dehors. Entre ses prestations et les chorus des uns et des autres, il reprend son souffle ou déambule en manège comme un toréro faisant ses adieux au public après ses tercios.

Les palos (seguiriyaalegríabulería, etc.) sont interprétés à la perfection par toute sa cuadrilla. La vitesse d’exécution de Farruquito, on l’a dit, est hors du commun ; sa verticalité et son intensité n’entraînent chez lui aucune raideur, aucune maladresse ; il reste élégant sans donner la sensation de se forcer ; son braceo est gracieux et viril à la fois ; l’indépendance des parties du corps est étonnante. Il lève une main ou les deux bras pour planter de virtuelles banderilles dans le garrot d’un minotaure rêvé ; il arrête son escobilla ou sa série de taconeos et de mouvements de diverses manières : tantôt comme un desplanteou un gel, tantôt comme un cierre ou une pause transitoire, tantôt comme un remate ou un coda. Il caresse au passage l’épaule d’un partenaire. Il orne la mitraille produite par ses bottines de pitos ou de claquements de doigts. Comme Carmen Amaya dans le film Los Tarantos (1963) il nous délivre un beau numéro de nudillos ou de frappes des phalanges sur table complétant son zapateado.

Nicolas Villodre

Vu le 16 février 2022 à Chaillot-Théâtre national de la danse dans le cadre de la cinquième Biennale d'art flamenco.

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