Hommage à Catherine Atlani
Le nom n'évoque plus guère la danse, même dans le quartier de la Rue de Lappe, celui du Café de la danse qu'elle inaugura en 1985 : Catherine Atlani qui est décédée le 17 septembre, aurait presque disparu sauf une jolie notice dans le dictionnaire de la danse. Mais il suffit parfois d'une petite allusion, presque anodine, pour que l'histoire s'éclaire. Dans son irremplaçable Aventure de la danse moderne en France, Jacqueline Robinson note, pour expliquer le mouvement qui se met en place au tournant de 1970 : « Influence non seulement des Américains qui s'installent en France de manière permanente (ou même transitoire), mais de ces nombreux jeunes chorégraphes issus de l'école française qui vont se perfectionner aux États-Unis et qui vont faire parler d’eux pendant les années 70. Beaucoup d'entre eux se sont fait remarquer au concours de Bagnolet, tremplin vers la notoriété : Catherine Atllani, Dominique Bagouet, etc. […] »1…
Voilà Catherine Atlani placée dans le rôle instable autant qu'essentiel de pivot entre deux ères. Et la phrase de La Robinson vient en écho à un aveu reconnaissant de Dominique Boivin qui fut l'un des danseurs de Catherine Atlani, « pour ma part, j’ai connu Catherine en 1976, elle m’a appris le décentrement bien avant Carolyn Carlson et Alwin Nikolaïs. Elle venait de quitter Paris pour la Normandie. » Et voilà la figure d'une défricheuse-révélatrice de talent, consciente et combattante qui s'impose, et avec elle la mémoire de ces mouvements importants qui ont forgé la réalité de la danse d'aujourd'hui.Comme beaucoup de ceux qui vont faire la danse de ces décennies fécondes, elle était méditerranéenne, née le 12 mai 1946 à Alger d'une mère couturière et d'un père représentant et d'ascendance juive revendiquée : « Je suis juive, née juste après-guerre, en 1946. J’ai donc vécu toute la reconstruction avec ma famille »2 et cette identité la marque profondément. Son enfance est marquée par deux mondes, l'univers de sa famille maternelle juive ashkénaze traumatisée par la guerre et la déportation, et lecôté paternel séfarade qui s'installe en France peu de temps après la naissance de la petite fille.
Catherine Atlani fait partie de la génération qui a vécu la reconstruction d'après-guerre. Est restée ancrée l'envie de construire, Catherine Atlani est devenue danseuse, l'un de ses frères psychanalyste. Mais cette identité recoupe aussi quelque chose de l'histoire de la danse. La tante de Catherine Atlani, Lise May, était danseuse chez Irène Popard. Une légende dit qu'elle échappa de justesse à la déportation, les allemands l'ayant trouvée trop belle (les appréciations esthétiques n'ayant guère pesé face à la cruauté nazie, l'histoire est suspecte, « ma si non e vero »).
La famille Atlani installée à Paris, la jeune fille apprend sérieusement le piano et la danse à l'école Irène Popard, parallèlement à son parcours scolaire. A seize ans, elle doit choisir piano ou danse. Ce sera la danse, quoique la musique restera toujours une réalité très présente, et elle continue sa formation classique avec Solange Golovine : « J’ai suivi l’enseignement de Solange Golovine, une personne extraordinaire, dont le cours de classique, au Studio des Champs-Élysées (derrière le théâtre), était très suivi. Elle mélangeait les danseurs contemporains aux danseurs classiques. Les contemporains le savaient, ils venaient au cours mais pas dans l’esprit de devenir des danseurs classiques. Il y avait un silence dans ses cours ! Cette femme était véritablement moderne. Ce n’est pas une question de courant ; il y a des êtres ouverts et des êtres fermés. En France, l’école russe classique prédominait si bien que la langue russe accompagnait notre travail et j’en ai encore les sonorités dans ma tête » confie-t-elle3.
Elle s'initie à la danse jazz, rencontre Barbara Pearce, fréquente la MJC de Colombe, alors l'un des lieux les plus actifs de l'enseignement de la danse en particulier jazz. C'est là qu'elle suit les cours de Matt Mattox et elle monte un cours dans une maison des jeunes, à Neuilly-sur-Seine, pour payer ses propres cours… Elle part aux États-Unis où, hébergée par de la famille, elle fréquente les studios de New York. A son retour en France, elle débute sa carrière chorégraphique et fonde en 1970, sa propre compagnie de danse contemporaine, Les Ballets de la Cité, sans avoir dansé dans d'autres compagnies. En 1971, elle reçoit le premier prix de compagnie au concours de Bagnolet pour la création Prière de l'homme qui danse ; « c'est ce prix qui a lancé la compagnie », explique Bernard Vigier qui était alors le compagnon de la chorégraphe et l'administrateur de la compagnie. Profitant en particulier des importantes tournées de la CCAS (Centre Communal d’Action Sociale), les Ballets de la Cité attirent les talents d'autant que Catherine Atlani est une pédagogue très appréciée. « Les Ballets de la Cité ont été une histoire d’humanité, de compagnonnage. Parler de compagnie à l’époque signifiait s’accompagner. Il est vrai que nous n’avions pas d’argent, que nous devions tout faire. Ces années ont été fantastiques et épuisantes, mais aussi extrêmement riches, en rencontres notamment. Je pense que tous les engagements que j’ai pu avoir jusqu’à aujourd’hui sont, en quelque sorte, un écho de Mai 68. Cette histoire avec Catherine Atlani était liée au politique et au poétique. Lors des tournées de la CCAS, on dansait dans des salles à manger, sur des terrains de pétanque, etc. » se souvient Odile Azagury4. Les personnalités se succèdent dans la compagnie et la création de Sculpture Intérieure (1973), est défendue par Odile Azagury, Gisèle Gréau, Jean-Claude Ramseyer, Anne-Marie Reynaud, Quentin Rouiller, on appréciera le casting : ils sont tous devenus chorégraphes…
Les Ballets de la Cité tournent beaucoup et, en 1975, sont invités par le Théâtre Maxime Gorki du Petit-Quevilly dans la banlieue rouennaise. Elle y rencontre une compagnie de théâtre que dirige Alain Bézu, le Théâtre des Deux Rives. Au même moment, le Fonds d’intervention culturelle (FIC), mis en place par le ministre de la Culture Jacques Duhamel pour soutenir des expériences innovantes en particulier dans le cadre de la décentralisation culturelle, apporte son soutien à une installation en Normandie : les Ballets de la Cité s'installent dans un bâtiment désaffecté du Grand-Quevilly avec le Théâtre des Deux Rives…
Une partie de la compagnie est restée à Paris, attirée par Carolyn Carlson qui développe son activité au GRTOP, mais Catherine Atlani qui a toujours accueilli de jeunes personnalités fait danser Geneviève Sorin ou Dominique Bagouet, l'un et l'autre transfuges de chez Joseph Russillo. On verra aussi quelque temps François Raffinot. Ceux-là ne restent pas longtemps, mais arrive Dominique Boivin tandis que la relation avec la municipalité de Grand-Quevilly tourne court. « Nous avons cherché un autre lieu puisque nous avions toujours le soutien du FIC, explique Bernard Vigier, et c'est comme cela que nous avons trouvé le Moulin du Robec, à Darnétal. Un ancien moulin industriel que nous avons aménagé tous ensemble ». Gisèle Gréau se souvient encore de l'aménagement du lieu et surtout de la difficulté à dépoussiérer les locaux situés dans la proche banlieue de Rouen et qui devient un lieu de travail. Les Ballets de la Cité s'avèrent un acteur essentiel de l'activité chorégraphique de la région. En 1978, Catherine Atlani fonde Les Rencontres chorégraphiques de danse contemporaine en Normandie festival auquel participeront, parmi d'autre, Dominique Bagouet, Moëbius, Le Four Solaire, la compagnie MA Danse Rituel Théâtre d'Elsa Wolliaston et Hideyuki Yano, etc.
La compagnie participe également à de nombreuses actions pédagogiques ou de sensibilisation, via, en particulier, ces danseurs. Ainsi, un jeune étudiant aux Beaux-Arts de Rouen, à la suite d'une manière de pari, s'engage-t-il dans la danse, prend des cours de classique et croise les danseurs des Ballets de la Cité, Dominique Boivin et Gisèle Gréau, laquelle le voit danser, le convainc. Et comme il y a un contrat de formation pour trois jeunes, Claude Brumachon se retrouve danseur ! « C'est comme cela que je suis entré aux Ballets de la Cité, après avoir dansé six mois » s'amuse encore le chorégraphe. Catherine Atlani lui fait confiance, l'envoie travailler avec les enfants, et lui apprend son métier. « C'est elle qui m'a poussé à partir au bout de deux ans. J'étais déjà tourné vers Paris, elle m'a aidé à partir ».
Entre 1969 et 1980, la compagnie crée une quarantaine de spectacles comme Poème (1972), Alefa (1977), Demeter (1980) ; elle a beaucoup tourné et s'est aussi épuisée dans les petits combats du quotidien d'une vie culturelle en région. D'autant que le fonctionnement des Ballets est singulier au regard des usages présents. Appliquant dans les faits l'utopie d'une danse collective, les Ballets de la Cité sont organisés en coopérative ouvrière de production : tout le monde est payé de la même façon avec partage des bénéfices et prise de décision collective pour les adhérents de la Scop. « Cela n'a jamais posé de problème » rappelle Bernard Vigier, « tout s'est toujours réglé à l'amiable ». Sur ce plan aussi, l'aventure de Catherine Atlani est celle d'une époque.
Mais en 1980, Catherine Atlani quitte Rouen, revient à Paris. Elle continue à chorégraphier mais plus pour les Ballets de la Cité qui sont dissous. Elle change de vie. Le 18 mars 1985, dans le quartier Bastille alors peu à la mode, elle ouvre avec Marie-Pierre de Porta, femme de théâtre, Le Café de la danse, lieu de rencontre pour les recherches en danse, musique et lectures. L'endroit devient vite un rendez-vous incontournable. Mais l'époque a changé et, en 1990, le Café de la danse se heurte aux réalités financières. Les AG sont fiévreuses, les paroles enflammées et l'on en appelle aux financements de l'État en revendiquant la liberté, à la participation de tous, à l'utopie. Il ne se passa rien et le Café de la danse échappa à la danse. Les vents avaient décidément tournés et une époque s'achevait-là que l'on n’avait pas entendu mourir.
Catherine Atlani ne se retira pas, elle changea. Toujours avec Marie-Pierre de Porta, elle fonde le label phonographique Le Loup du faubourg, consacré à la chanson française et à la recherche musicale, cette autre passion qui l'a toujours accompagnée. Elle publie des livres (Corps spirale, Corps sonore en 2001 puis Les nœuds énergétiques ou naître à soi même en 2006) et en 2010, crée le Chœur Alpha qui devient sa compagnie et son laboratoire de création pour le chant polyphonique.
Elle avait connu une première alerte sur sa santé, s'était remise et s’était installée en Puisaye depuis trois ans, puis avait ouvert la galerie Tate Voice à Saint-Sauveur-en-Puisaye où sont exposés ses dessins à l’encre de Chine.
Elle est la mère de la comédienne Elise Vigier, artiste associée à la direction de la Comédie de Caen, centre dramatique national depuis 2015 et, depuis 2016, artiste associée à la Maison des arts et de la culture de Créteil…
Philippe Verrièle
1Jacqueline Robinson ; L'aventure de la danse Moderne en France (1920-1970) ; ed Bouger, coll. Source, 1990
2 Danser en Mai 1968, Premiers éléments, sous la direction de Sylviane Pagès, Mélanie Papin et Guillaume Sintès, Micadanses et Université Paris 8, 2014, p44
3 Op Cit
4 Odile Azagury, « Une révolution de l’intérieur », Recherches en danse [En ligne], Entretiens, mis en ligne le 18 juin 2018, consulté le 15 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/danse/1829 ;
DOI : 10.4000/danse.1829
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