Hommage à Anna Halprin
La danseuse et chorégraphe américaine s'est éteinte le 24 mai, à l'âge de 100 ans.
A l'instar de Kazuo Ohno, avec lequel elle partage d'avoir vécu un siècle, Anna Halprin vécu plusieurs vies de danse séparées d’oublis profonds suivis de renaissances d'autant plus surprenantes.
Au début, le scénario de sa vie ressemble à celui des autres danseurs de cette Modern Dance qui bouleverse le monde chorégraphique au cours de la première moitié du XXème siècle. Elle naît Ann Dorothy Schuman le 13 juillet 1920 en Illinois près de Chicago. D'ascendance juive, elle racontait que ses premiers souvenirs de danse remontaient à son grand-père qui, à la synagogue, « gesticulait joyeusement ». Mais l'effervescence chorégraphique de l'époque l'entraîne d'abord vers la danse libre de la technique Isadora Duncan.
Elle suit l'enseignement de professeurs venus de la Denishawn, subit donc l'influence du delsartisme dont Ted Shawn est un activiste convaincu et assiste à un ballet de Ruth Saint-Denis qui la stupéfie.
Elle suit ensuite les cours avec Martha Graham, mais aussi, de 1938 à 1941 les séances d’improvisation que Margaret H'Doubler, personnalité atypique puisque, biologiste, enseignait à l'Université du Wisconsin à Madison. C'est dans ce cadre qu'elle va pratiquer la dissection pour mieux comprendre l'anatomie…
Elle rencontre également Doris Humphrey pour laquelle elle danse avant de rejoindre la compagnie de Charles Weidman... Plus tard, elle rencontre à New York John Cage, Robert Rauschenberg, Merce Cunningham et de nombreux artistes d’avant-garde. Elle appartient pleinement à cette révolution de la Modern Dance qui transforme en profondeur le paysage chorégraphique au tournant des années 1940 et son nom figure sur des programmes de spectacles entre ceux de Merce Cunningham et d'Helen Tamiris.
C'est aussi en 1940 qu'elle épouse Lawrence Halprin, jeune architecte qui appartient au mouvement du « New Bauhaus de Chicago » sous l'influence de Walter Gropius ou Moholy-Nagy, transfuges du Bauhaus originel et installés aux Etats-Unis, qui enseignaient par ailleurs à Harvard. Mais la guerre les rattrape et Anna reste seule tandis que son mari est appelé sous les drapeaux… Elle mène donc sa carrière jusqu'à la fin de la guerre. Et elle disparaît une première fois.
En 1945, elle s’installe en Californie et s’éloigne de la Modern Dance. « Je suis partie à San Francisco rejoindre mon mari qui rentrait du Pacifique. Six ans plus tard, nous avions deux filles, Daria et Rana. Notre petite famille a emménagé dans un nouveau foyer conçu par Bill Woorster en collaboration avec mon mari Lawrence. » L'éclipse va durer quelques années, d'une part parce que la Modern Dance se déroule alors principalement à New York et, d'autre part, parce qu'Anna Halprin, refusant de fonder sa propre compagnie « pour ne pas faire le chef », se sent particulièrement bien dans la nature, sur le plateau qu'ont élaboré pour elle son mari et Arch Lauterer (1904–1958), scénographe et figure de la Modern Dance (il a réalisé les costumes et la scénographie de plusieurs pièces de Merce Cunningham). Mais ne pas avoir de compagnie ne signifie pas rester seule. Le couple fréquente musiciens, plasticiens, poètes, écrivains, danseurs, dans une ambiance qui n'est pas sans annoncer les beatniks, encore dans les limbes de la contre-culture américaine.
Le San Francisco Dancers Workshop, dès 1957, explore la notion de « task », “tâches” à accomplir qui reposent essentiellement sur les activités quotidiennes et s’intéressent au processus plus encore qu’à la réalisation. En 1957, elle propose Airport Hangar, une performance organisée dans le hangar en construction d'un aéroport proche de San Francisco, avec une jeune danseuse qui va l'accompagner pendant plusieurs années, Simone Forti. Mais tout se passe dans une grande discrétion. Anna Halprin semble ne plus appartenir à la Modern Dance. Dans son dictionnaire de la danse de 1964, Jacques Baril mentionne les jeunes pousses, une entrée pour Merce Cunningham, une pour Helen Tamiris, de belles notices pour Graham, Humphrey ou Sokolov… Pas un mot sur Halprin.
Celle-ci ne reste pourtant pas inerte et va même se trouver au cœur de l'actualité américaine. Dans les années 60, face aux tensions communautaires, elle explore en effet le rapport de la danse et du rite, proposant de rassembler les diverses communautés autour d’un même objectif. Les émeutes de Watts, en août 1965, qui mettent à feu et à sang un quartier de Los Angeles, la conduisent à former un groupe mixte de performeurs - Noirs et Blancs - et à présenter ses performances. Elle préfère ce terme à celui de spectacle. Cela ne l'empêche pas de développer son travail.
En 1965, elle élabore Parades and Changes, pièce composée en deux parties. Les danseurs y entrent par la salle dans des costumes qui évoquent Lucinda Child, marchent entre chaque déshabillage, comme dans Le Lac des Cygnes (Andy Degroat, 1983) et pratique l’habillage-déshabillage complet comme dans Flat (Steve Paxton, 1964). Les huit interprètes enlèvent puis remettent leur costume, méticuleusement puis marchent avant de recommencer. Enfin dans du papier sur scène et dans la laize couleur chair (Paper dance), les corps se fondent dans une jubilation très flower power…
A la revoir (longtemps après, en 2004) l'œil constate que quarante ans de danse à venir étaient déjà dans cette pièce…
Anna Halprin réapparaît, commence à tourner dans les universités et à l'étranger et en1967, elle présente Parades and Changes au Hunter College de New York : le scandale provoque l'intervention de la police et les autorités américaines n'apprécient guère ces débordements. La pièce est interdite ; Anna Halprin est revenue. D'autant que Simone Forti, partie à New-York avec son compagnon, Robert Morris, a apporté avec elle tout son travail avec la lointaine recluse de Los Angeles. La recherche d'une danse « hors-théâtre » autant que l'improvisation, dont elle disait : « comment bouger quand on ne s’appelle pas Doris Humphrey ou Martha Graham mais tout simplement Anna Halprin », influence énormément la recherche de ces jeunes rebelles qui, à partir de la Judson Church, bousculent l'héritage de papa Cunningham. Anna Halprin est bien revenue et Jacques Baril, dans son ouvrage La Danse Moderne, d'Isadora Duncan à Twyla Tharp, paru en 1977, consacre cette fois un chapitre de sept pages à celle qu'il avait « oubliée » treize ans plus tôt !
Mais Anna Halprin est, bien malgré elle, déjà repartie. En 1972, elle est atteinte par un cancer et cette lutte va modifier radicalement son rapport à l’art : elle travaille avec des personnes malades du cancer et montre comment la danse peut être un outil de guérison. Avec sa fille Daria Halprin, elle fonde en 1978 le Tamalpa Institute qui aujourd'hui encore dispense un enseignement d'art thérapie où se croise mouvement, arts visuels, et pratique thérapeutique. La chorégraphe élabore des rituels, communie avec la nature. Et disparaît à nouveau. Elle danse avec de grands malades et traduira cette expérience en 2004 dans une pièce bouleversante Intensive Care : une pièce statique dans laquelle quatre figures enveloppées dans un drap comme un linceul crient littéralement leur angoisse de la mort, dans une forme qui évoque Lamentation (1930) de Martha Graham revue par le Still/Here de Bill T Jones. Mais pour le moment la danse ne s'en soucie guère . Walter Terry, dans son The Dance in America republiée en 1981, ne se fend que d'une petite mention pour rappeler la relation de la chorégraphe à la nudité et rien de plus.
En 1979, Trisha Brown crée Glacial Decoy et Lucinda Child Dance. Sally Banes, la grande critique et historienne américaine, peut constater dans son fameux Terpsichore en baskets : « Certaines œuvres créées en 1979 par des chorégraphes post-modernes reconnus représentent un tournant stylistique remarquable dans l'évolution de la Post-Modern Dance et indiquent rétrospectivement le démarrage de la nouvelle génération. » Le temps d'Anna Halprin semble passé.
Mais la chorégraphe ne dévie pas de son chemin et la danse va revenir vers elle. Les jeunes anti conformistes qui, derrière Simone Forti et Robert Morris ont été biberonnés aux concepts d'Halprin sont devenus grands et influencent largement, au-delà des Etats Unis. En 1976, des représentants de ce mouvement provoquent un tremblement de terre à Avignon en proposant une œuvre comme on n'en a jamais vue et qui mêle professionnels et amateurs. Bob Wilson, Andy De Groat et Lucinda Child créent Einstein on the Beach. La danse en sort ébahie. La jeune danse française se lance. Elle est plutôt inspirée par la génération précédente (celle de Merce Cunningham et surtout d'Alwin Nikolaïs), mais au fil du temps, découvre Trisha Brown. Et surtout, à partir de 1992 et d’un stage mettant à l’honneur les post-moderns organisé par Mark Tompkins, puis avec la rupture de la Non-Danse, Steve Paxton, Simone Forti et la Contact-improvisation deviennent d'indispensables références. Le Quatuor Knust recrée Continuous Project-Altered Daily (1969) d'Yvonne Rainer en 1996 : les recherches d'Anna Halprin redeviennent l'objet de recherches et de questionnement. En 1996, Alain Buffard part rencontrer Anna Halprin pour la première fois et ne va pas cesser de revenir vers elle. Il en tirera un film, My Lunch with Anna (2005, 58'). Le festival d'Automne invite la chorégraphe en 2004 et tandis que la question de la performance s'impose dans le débat esthétique, le Musée d'Art contemporain de Lyon propose une exposition Anna Halprin, à l'origine de la performance (8 mars-14 mai 2006).
Et Anna Halprin renaît une nouvelle fois. En 2008 Anne Collod présente une recréation de Parades and Changes, enfin libérée de la censure. La pièce dégage, en particulier dans sa dernière partie, quelque chose de profondément ludique et quand Hervé Gauville, en 2004, fait référence dans sa critique (Libération 26-27 septembre 2004) à Blow up d’Antonioni, il ne fait que rappeler l'esprit beatnik et paradoxalement daté de cette œuvre si actuelle. Le mystère des multiples renaissances d'Anna Halprin est sans doute là : elle n'a jamais dévié, laissant la danse et l'époque revenir à elle sans chercher à les attirer. Elle préférait la vie qui lui a bien rendu.
Philippe Verrièle
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