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« Giselle » de Martin Chaix par le Ballet de l'Opéra national du Rhin

La relecture aussi réclame une éthique, ou plutôt une prudence. Les vieilles figures des histoires passées ne se laissent pas si facilement contourner, transformer ou adapter pour répondre aux désirs contemporains d'expression personnelle voire à l'air du temps. Le Ballet de l'Opéra national du Rhin (BOnR) vient de l'expérimenter avec Giselle et s'il sort grandi d'une expérience, celle-ci n'apporte guère au thème. Et pourquoi ne pas avoir simplement fait une œuvre nouvelle ?

Pour qui, attiré par le titre « Giselle », entrerait sans préjugé dans la salle de l'Opéra de Strasbourg, quelques précautions s'imposent, à commencer par la nécessité d'oublier tout ce qui se sait déjà sur le ballet de 1841. Préférable, également de ne guère s'installer dans l'attente impatiente d'une partition qu'en son temps la critique loua pour sa cohérence et en particulier pour l'usage alors novateur du leitmotiv : dès le lever de rideau, la musique de Louise Farrenc, contemporaine d'Adolphe Adam (elle était née en 1804 et lui en 1803) accompagne les évolutions d'une femme en blanc dans ce qui ressemble à une station de métro… Or les deux symphonies (N°1, Ut mineur, 1842, et N°3, sol mineur, 1847, soit très justement l'époque du ballet) de cette importante compositrice auquel recourt Martin Chaix s'étendent sur la moitié du ballet au moins, ce qui ne laisse guère apprécier la partition originale du ballet réduite à quelques vignettes disséminées selon une logique de morceaux choisis. Il convient encore de ne pas attendre l'opposition consubstantielle à tout ballet romantique entre le monde réel et celui du rêve, du fantasme ou de la féérie… 

Après un acte souterrain, le second prend place sous de triviaux lampadaires et dans les costumes bien réalistes, l'esthétique « gender fluid » n'attestant plus, depuis longtemps, du caractère fantasmé de la situation. En somme, et pour résumer, il ne demeure plus beaucoup de Giselle dans ce Giselle. Ceci en soi ne poserait aucun problème – après tout, Maryse Delente avec Giselle ou le Mensonge romantique (1992) a pu traiter du thème sans n'en rien respecter et Michel Hallet Eghayan avec Pour Giselle (1982 et 2011) a su témoigner d'une parfaite fidélité dans une forme absolument abstraite – si l'essence de Giselle persistait… Mais voilà.

Rien n'interdit de transcrire, dans une histoire inspirée des anciennes œuvres, les préoccupations dans l'air et les concepteurs de cette Giselle expriment de façon claire leur souhait de traiter des relations hommes-femmes post #MeToo. Et pourquoi ne pas le faire que sur la musique de Louise Farrenc puisqu'elle s'y prête étonnamment, et s'attacher à Giselle qui ne s'y prête pas. S'emparer du titre et se revendiquer d'une œuvre impose une condition : respecter un minimum de cohérence à son égard. Or, rien dans le livret original de Gautier, pas plus que dans les diverses versions chorégraphiques postérieures, ne peut accréditer le parti pris d'un Loys/Albrecht « pervers narcissique » (comme dit dans le programme), rien ne le montre abuser d'aucune femme, rien ne laisse entendre une manipulation. Qu'il soit incertain, en rupture avec sa classe sociale et profondément partagé entre ses diverses aspirations, certes, et tout le souligne dans le texte et dans la danse originelle, d'autant que contrairement, là encore, à la présente version, Giselle n'a rien d'une victime fragile et manipulée, tout au contraire !

Galerie photo © BOnR / Agathe Poupeney

Le bad boy abuseur, entre footballeur dévoyé et acteur trop sûr de lui, ne répond en rien à Loys/Albrecht. Autre malaise : la présence dans le monde réel de Myrtha (et pourquoi est-elle apparemment alcoolisée ?) ni de ses deux « secondes » (car ce monde des wilis est très organisé et hiérarchisé) Moyna et Zulma ? La dramaturge de cette Giselle, Ulrike Wörner von Fassmann, semble avoir confondu Zulma et une sorte de Zahia – pour rester dans le domaine des footballeurs… Cette confusion entre les réalités de Giselle, rend le second acte de cette version plutôt absurde : pourquoi aller ailleurs et les lampadaires sur un coin d'asphalte tranchent-ils avec les néons d'une station de métro ? Pourquoi ce changement complet de personnalité de Loys/Albrecht ? Pourquoi Myrtha totalement « stone » devient soudain si pleine d'autorité et quasiment juge aux Affaires Matrimoniales ? Tout cela reste bien mystérieux et assez peu cohérent…

En somme, se pose la question de connaître ce qui constitue l'essence d'une œuvre de répertoire et de savoir ce qu'il convient de respecter si l'on veut se situer dans le cadre de la relecture et non dans une nouvelle œuvre. Car, sur une musique remarquable et méconnue, il s'agit bien d'une nouvelle œuvre, formidablement dansée par une compagnie admirable – et il faut souligner combien le travail de Bruno Bouché commence à porter ses fruits. Dongting Xing campe une Bathilde qui tient de la Coco Chanel pour le chic avec les bras de Plissetskaïa et l'on espère qu'un chorégraphe va spécifiquement composer pour la protégée de la regrettée Jacotte Gravier. Avery Reiners (Loys/Albrecht) possède un « balon » et un feu enthousiasmant, Audrey Becker se repère immédiatement dans le corps de ballet et donne envie de la voir dans d'autre rôle (elle est Giselle de la seconde distribution), Alice Pernao (Hilarion) possède une fluidité remarquable (car Hilarion est une femme, et pourquoi pas !). Martin Chaix qui compose superbement le mouvement (le petit moulinet de coude qui revient comme motif récurrent est une trouvaille) a manifestement adoré travailler avec cet outil formidable qu'est aujourd'hui le BOnR. Chorégraphe œuvrant dans un style post-académique assumé, il a su trouver une gestuelle adaptée à tous en respectant la personnalité de chacun ! 

Mais pourquoi ne pas faire confiance au spectateur, pourquoi ne pas avoir simplement construit une histoire nouvelle, l'équivalent du Oneguine (1965) de Cranko adapté à ce monde interlope de la nuit des nantis (et l'épisode de Zahia et des footballeurs pouvait formidablement répondre à ce thème). Le défaut de cette Giselle tient à ce qu'il ne s'agit pas de Giselle, écueil qu'avait parfaitement évité Mats Ek (1982) pour ce qui reste un modèle du genre (et que Martin Chaix connaît, citant au passage un des fameux grands pliés seconde caractéristique de l'œuvre). Cette erreur sur le titre laisse un sentiment d'usurpation, ce qui est dommage pour un bon ballet bien dansé !

Philippe Verrièle

Vu à l'Opéra de Strasbourg, le 14 janvier 2023.

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