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« Fuck Me » de Marina Otero

Au Festival des Arts de Bordeaux, le choc hardcore d’une revue punk, érotique et tragique, par la nouvelle Furie de la danse argentine.  

Un titre délibérément provocateur, et cinq danseurs de revue dans leur plus simple appareil, mis à part leurs bottes et genouillères noires. Voilà qui donne une vraie machine à danser, la petite graine d’ironie en plus. Face à ces hommes, qui forment une vraie sex machine collective, la chorégraphe est assise dans un fauteuil, commentant une vie rongée par la maladie, traversée par l’histoire de l’Argentine au XXe siècle. Car Marina Otero est platense, donc de Buenos Aires, née en 1984. Avec Fuck Me, elle clôt une trilogie sur la relation entre la mémoire, le corps et la scène, placée sous la devise Recordar para vivir  (Se souvenir pour vivre).  

Si la presse argentine la nomme « danseuse punk de la scène expérimentale », ses pièces  - qui ont pour sujet le temps et les ravages qu’il nous réserve sur son passage - rappellent une mélancolie tanguera. Aussi Fuck Me parle de la perte du désir et de la force, des souffrances d’une danseuse qui est lâchée par son propre corps, au bord de la paralysie. Si une bailarina ne peut plus danser, que lui reste-t-il, mis à part ses souvenirs et ses obsessions ? C’est bien ce mélange toxique qui nous saute à la figure dans Fuck Me où cinq symboles sexuels masculins dynamitent l’espace scénique et la danse. Soumis à un jeu de rôles très défini, ils sont pourtant libres de se rebeller et n’entendent guère se taire. 

Désirs et autofiction 

Il est possible que vous ne connaissiez pas encore Marina Otero et ses autofictions, jusqu’ici peu présentes sur les scènes européennes. Dans le cas de Fuck Me, c’est loin d’être un inconvénient. Par ailleurs, vos incertitudes n’auront pas forcément diminué après avoir assisté à cette mise en abyme, entre destruction objective et autodestruction obsessionnelle. Parfois Otero dépose son micro, arrête son récit, se lève et marche péniblement pour rejoindre le quintette sur le plateau. Le contraste entre la puissance des corps des uns et sa presque immobilité prend alors des proportions dramatiques.

Ce corps rongé par la maladie, ombre de lui-même tel qu’on le voit dans les vidéos rétrospectives, aujourd’hui victime du passage du temps en raison de moult déboire physique, est-il la conséquence logique de l’esprit contraint qu’il abritait en sa jeunesse, tel qu’on nous le présente à l’écran, en fond de scène ? L’affaire sera difficile à trancher. D’une part parce que dans chaque autofiction, les parts autobiographique et fictionnelle se négocient librement. D’autre part puisque la chorégraphe argentine n’est pas tant le sujet de cette autofiction qu’elle le prétend. Fuck Me brouille les pistes entre les identités, où cinq hommes bien en chair, incarnation de tous les désirs, acceptent de jouer une sorte d’exosquelette collectif de leur patronne qui marche à petits pas, le dos courbé. 

Boîte à secrets

Pourtant la chorégraphe et autrice est seule maîtresse à bord. Son père servait par ailleurs dans la marine argentine alors que sa mère faisait de la prison, nous fait-elle savoir. Et les secrets de famille qu’elle aurait aimé déterrer sont partis avec sa grand-mère et reposent à jamais au cimetière. Le but de Fuck Me n’est par ailleurs en rien de lever des secrets, mais plutôt d’effacer toute frontière entre l’œuvre et la personne d’Otero, qui dévoile dans cette pièce sa facette la plus extrême, à partir de vidéos de spectacles qu’elle réalisa pour sa famille et d’autres, à la limite de l’autodestruction. Une jeunesse argentine, entre dictature militaire et désirs érotico-chorégraphiques…

Mais dans une œuvre faite de fantasmes autant que d’exhibition, rien n’est jamais certain. La scène devenant une véritable boîte à secrets, la certitude principale est finalement celle des corps des cinq hommes sur le plateau (le sixième, nous disent-il a déserté car « il avait un problème avec la nudité ») qui font démarrer la soirée en trombe, par un ballet à la Chippendales au second degré et en deux actes, dont les photos se font censurer sur certains médias dits « sociaux ». Dans la salle, au contraire, tout le monde saisit immédiatement le second degré de ce show et se donne à cœur joie aux tubes latins, poussés à saturation maximale, comme dans un club improvisé à Buenos Aires. L’autre certitude, c’est que tôt ou tard, l’âge aura raison de leur masculinité vigoureuse. 

Galerie photo © Pierre Planchenault

Le corps et le temps, la mémoire et le « je » sont au cœur des créations de Marina Otero. « Il n’y a pas de pacte de vérité avec la biographie puisque d’une certaine manière, se souvenir c’est retoucher », écrit-elle dans l’esprit de Serge Doubrosky, l’inventeur du terme « autofiction ». « Mais il y a un pacte avec la mémoire » ajoute-t-elle. Dans son cas, ce pacte est carrément conçu à perpétuité, dans le sens pénal du terme. Dans sa pièce précédente, Se rappeler 30 années pour vivre 65 minutes, qui fait partie de son projet Remember to live (aussi à traduire par N’oubliez pas de vivre), sa propre vie devient le sujet d’une œuvre mouvante, toujours à renouveler, qui ne s’achèvera qu’avec la mort d’Otero. Aussi la chorégraphe argentine ne crée pas des œuvres, elle en devient une, à travers ses pièces dont elle est le personnage principal. Une autofiction ? Le terme est bien trop faible. Disons plutôt : autocréation, autoobsession, auto(dé)finition…

Thomas Hahn

Festival des Arts de Bordeaux (FAB), le 8 octobre 2021, TNBA

Fuck Me

Direction artistique et dramaturgie: Marina Otero
Avec : Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco López Bubica, Miguel Valdivieso, Marina Otero
Lumières et scénographie: Adrián Grimozzi

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