Festival + de Genres : Entretien avec Emmanuel Guillaud
Emmanuel Guillaud livre les clefs de cette expérience chorégraphique hybride entre installation immersive et spectacle, créée à KLAP le 26 mars 2024, et nous propose de découvrir des fantômes sensuels, des jeux nocturnes réels et irréels.
Danser Canal Historique : Votre création s’appelle I’ll lick the fog of your skin, pourquoi ce titre ?
Emmanuel Guillaud : Le titre est venu au tout début du projet au cours d’une discussion, il y a environ cinq ans, avec Takao Kawaguchi, lors de notre résidence à la Villa Kujoyama (Kyoto). Il est sorti comme ça, et je ne l’ai jamais remis en question. Une pure intuition. Si je réfléchis, la pièce est sur une ligne de crête, ou un équilibre, entre une idée très sensuelle, voire érotique – lécher la peau de quelqu’un – et le brouillard qui empêche toute sensualité, mais qui fait lien avec le fantôme… Et surtout c’est un titre qui reflète le trouble et la tension permanente qu’il y a dans cette pièce. En tout cas, je l’espère.
DCH : Si j’ai bien compris, votre pièce met en scène des personnages réels et d’autres virtuels qui apparaissent et disparaissent…
Emmanuel Guillaud : C’est exactement ça. Un des enjeux consistait à brouiller nos perceptions, entre autres la frontière entre corps et images de corps. De ce fait, les fantômes s’incarnent vraiment. Le public est invité à déambuler dans une forêt extraordinaire qui sont des voiles légèrement mouvants très légers et très doux quand on les touche. Sur certains d’entre eux, apparaissent ces personnages un peu étranges, qui pour moi, sont des fantômes, mais aussi des créatures, mi-éphèbes, mi-démons, nous ne sommes pas obligés de mettre des mots, et où circulent beaucoup d’humains et humaines, dont sept danseurs mais également le public. Tout le monde est mélangé, invité à errer, à des rencontres multiples.
DCH : Vous êtes chorégraphe, mais également plasticien, sur un projet tel que celui-ci, qu’est-ce qui prime ?
Emmanuel Guillaud : Tout vient ensemble. Au départ, en effet, j’étais plasticien. Il y a quelques années, j’ai eu une intuition qui forme, finalement, la base de ce projet, à savoir que j’avais l’impression de créer des espaces à partir de projections qui étaient, de fait, une sorte de chorégraphie d’images. Et surtout, les déplacements des visiteurs dans mes installations étaient un sujet chorégraphique en soi, et c’est à partir des mouvements du public qu’est née ma première envie de chorégraphier. C’est alors que j’ai pensé qu’il était nécessaire de passer à la danse. Et si je suis honnête avec moi-même, c’est une de mes premières émotions esthétiques.
C’est pourquoi j’ai proposé ce projet à Takao Kawaguchi, immense danseur japonais, mais aussi un ami. Nous avons travaillé sur les désirs dans le Japon ancien, et ce qu’ils peuvent nous apporter ou nous apprendre au 21e siècle quant à ces images, ces corps et ces images de corps. Cela intéressait aussi beaucoup Takao, et quand je suis rentré du Japon, j’ai eu un flash et j’ai dessiné la scénographie dans l’avion. Et il m’a semblé évident que je devais travailler avec des interprètes en Europe pour ne pas m’enfermer dans un environnement purement japonais et ce projet est donc né des ces croisements, de ces multiples rencontres.
DCH : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par Japon ancien ?
Emmanuel Guillaud : Par exemple Le Dit du Genji (XIesiècle, mais relatant des événements contemporains de notre époque carolingienne NDLR). Nous avons lu énormément de contes, d’histoires, de textes théoriques et historiques. Ce qui m’a frappé en tant que personne du XXIe siècle, c’est que les Japonais de l’époque passaient de l’amour des femmes à celui des hommes sans que ça n’indique une identité sexuelle quelconque. Ça pouvait être aussi bien l’amour des fantômes, très présent dans le théâtre Nô. Ce qui m’a également beaucoup troublé c’est que la personne désirée dans ces récits est très peu, voire pas du tout, décrite physiquement. Alors que pour nous, les critères physiques comptent dans les rencontres, et d’autant plus sur les applications avec des versions extrêmement standardisées de la beauté. C’est fascinant, voire libératoire. Du coup, je l’ai lié à une autre de mes sources d’inspiration : le cruising. Ce dont des rencontres qui historiquement étaient masculines et se sont étendues maintenant à des versions plus larges, plus queer, qui sont imprévues, éphémères et furtives, dans l’obscurité. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne sont pas importantes. Mais, du fait de l’obscurité, les critères physiques s’atténuent. Et dans ce spectacle, je voudrais faire vivre au public une expérience assez utopique d’un cruising qui amène vers d’autres désirs pas très clairs, mais sûrement plus libres et merveilleux que ceux que la société nous impose. Je pense que nous sommes englués dans toutes sortes d’impératifs toxiques et que nos désirs reflètent la société dans laquelle nous vivons. Et nous pouvons imaginer que des structures sociales plus libres génèrent d’autres types de désirs.
DCH : Comment avez-vous choisi vos interprètes ?
Emmanuel Guillaud : Il me semblait très important d’avoir sept interprètes très diversifiés à tout point de vue, dans leurs corps, leurs expériences, leurs façons de bouger, leurs identités, leurs genres, leurs tailles… Ils ont une très grande sensibilité qui les rend magiques. En revanche, avoir sept danseurs et danseuses pour une première pièce, ce n’est pas si facile, financièrement surtout. Mais je ne l’avais pas tout de suite évalué.
DCH : Pourquoi ce thème des fantômes ?
Emmanuel Guillaud : Pour moi, les fantômes sont des passeurs entre différents mondes. Donc ils viennent d’une sorte de paradis queer, nous dispenser des messages pas très clairs, puisque ce sont des fantômes. Mais l’idée est qu’ils viennent nous toucher, dans tous les sens de ce terme, physiquement et j’espère émotionnellement aussi.
DCH : Votre attirance pour le Japon existait-elle avant cette pièce ?
Emmanuel Guillaud : Quand j’ai découvert et compris l’importance de l’éphémère dans l’esthétique japonaise, ça m’a bouleversé. J’avais environ 30 ans, et une pratique artistique plutôt amateur. J’ai décidé de tout quitter et je suis parti en train jusqu’à Tokyo. Je voulais sentir la distance. Quand j’ai pris le bateau, à la fin, il y avait encore des télés hertziennes à bord, et à l’approche des côtes japonaises, la télé s’est brouillée et je suis arrivé dans un brouillard hertzien. C’’est là que ma vie a basculé. J’y ai vécu huit ans. C’est là que j’ai rencontré Takao Tawaguchi. Il m’a ému, non seulement parce qu’il est un être merveilleux, d’autant plus quand j’ai appris qu’il était danseur chez Dumb Type, soit la compagnie de danse qui a provoqué mon plus grand choc esthétique. J’ai découvert là-bas qu’un autre monde était possible. J’ai beaucoup exposé, à Tokyo, à Singapour… Nous avons beaucoup échangé sur nos projets respectifs avec Takao, mais c’est en rentrant en France que je lui ai proposé cette recherche ensemble à la Villa Kujoyama.
DCH : Comment traitez-vous ce sujet musicalement ?
Emmanuel Guillaud : J’ai demandé à Minouche Briot une création originale, et je voulais surtout des nappes sonores qui donneraient une présence presque tactile à l’air. Que la musique nous aide à rendre sensible une toute autre atmosphère quand il arrive sur la scène. Une sorte de brume musicale qui enveloppe le tout.
DCH : Est-ce une forme définitive, ou peut-il en exister d’autres versions ?
Emmanuel Guillaud : I’ll lick the fog of your skinse veut aussi fluide que les désirs auxquels on aspire tous et toutes. Ce sera un spectacle partagé puisque le public est sur le plateau. Mais ce spectacle peut aussi se réincarner sous forme d’une installation, activée par des performances ou des danses. Il peut avoir plusieurs vies.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Création le mardi 26 mars 2024 à 19h, 19h30, 20h
KLAP Maison pour la danse, Festival + de Genres
Distribution
Une proposition d’Emmanuel Guillaud
Conception, scénographie Emmanuel Guillaud
Créée avec et interprétée par Marcos Arriola, Alexandre Bibia, Bastien Charmette, Lorenz Chaillat-Cavaillé, Arya K/Nell, Ayoub Mounen, Michael Nana et (dans les vidéos) Sophie Demeyer, Al Frobert, Takao Kawaguchi, Francesco Migliaccio
Basé sur une recherche historique menée par Emmanuel Guillaud et Takao Kawaguchi
Création musicale Minouche Briot
Création lumière Jérôme Baudouin
Aide à la dramaturgie Stéphane Bouquet
Installation vidéo Christophe Touche
Chef opérateur sur le tournage à Caen Antoine Parouty / Fx : Romain Grolleau Production altered_spaces_ / Laurent Bourbousson et Ysé Productions / Marie Agnély
Diffusion altered_spaces_ / Laurent Bourbousson
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