« Feeding Back » de Gerbes/Brandstätter
Entre internet et intelligence artificielle, quid de notre authenticité et de nos libertés? Feedback, résistances et complicités chorégraphiques. Et un parachute.
Le jour où l’intelligence artificielle entrera dans notre quotidien pour de bon, il faudra sans doute redéfinir qui nous sommes. Quid de nos rapports au vrai et au faux, à nous-mêmes et à nos émotions ? Seront-elles encore à ressentir de manière authentique? Que signifiera l’acte de danser, avec un corps saisissable, alors qu’une intelligence insaisissable infiltre note relation au monde? Et de quel humour sera-t-elle dotée ?
La nouvelle condition humaine, et comment s’en amuser
Et s’il existait, un jour, sur terre une conscience numérique ? Le quintet semble aimer cette pensée et s’en amuser. Malgven Gerbes et David Brandstätter accordent à la cyber-pensée une tentation espiègle: « Je suis peut-être derrière le rideau », entendons-nous, mais la voix émane de trois boîtiers connectés, posés sur le plateau. Mieux que ça, les chorégraphes savent même imaginer l’histoire de l’informatique à la manière de la Genèse et du Bing Bang à la fois. Et si le monde avait été créé par des distributeurs de banque, les billets crachés formant des planètes et cachant un message qui nous est adressé ?
Ce n’est pas la moindre des qualités de Feeding Back de ne pas trop se prendre au sérieux. On trouve pourtant au centre de cette création les questionnements brûlants liés à la nouvelle condition humaine connectée: Le contrôle de notre vie privée à travers internet, par les GAFA et le Big Data, les ambiguïtés de l’intelligence artificielle, la vidéo-surveillance, la diffusion instantanée des contenus les plus avilissants via les « média sociaux », la défense d’internet comme espace de liberté... Mais tout ceci est développé par écrit et n’alourdit donc pas le spectacle. Sur scène, l’humour l’emporte.
Comment saisir une intelligence artificielle ?
En lever de rideau, une spectatrice dialogue avec David Brandstätter et livre ses réflexions, son feedback donc, en vue d’une représentation précédente. Pendant ce temps, derrière les deux, les danseurs s’emparent discrètement du plateau. Leurs échanges chorégraphiques et verbaux frôlent le burlesque ou deviennent poétiques, les corps sont bousculés entre amitiés et assauts, provocations et émotions. Dans un environnement de plus en plus virtuel, l’être humain, désormais hybride, lutte avec l’effacement de la relation à soi, de plus en plus abstraite. Et entre les cinq, les court-circuits font rage.
Alors, que peut le corps, que veut-il quand l’intelligence artificielle s’adresse à lui ? Soudain, elle lui ordonne: « Amène-moi au sol ! » Mais par où la saisir ? Les corps s’imbriquent et celui de Malgven Gerbes est en effet chargé d’une mission particulière : Représenter l’intelligence artificielle. Les autres personnages sont encore plus allégoriques et farfelus, Hyoung Min représentant par exemple des Algorithmes d’émotions. Légère, elle se roule sur le corps de Gerbes, comme pour lui transmettre des sensations. On le sait aujourd’hui : Sans émotions, pas d’intelligence…
Chair, os, peau et légèreté
Mais quid des neurones et des nerfs quand les algorithmes produisent et transmettent les affects à leurs place ? Les corps ne peuvent ici que générer une métaphore physique des effets sur notre conscience : Je voudrais pleurer, mais est-ce encore du réel ? Incertitudes sur le présent, avant de se tourner vers l’avenir : Dans quel monde vivrons-nous ?
Lentement, les fils d’un parachute blanc sont démêlés, par un acte physique. Et le parachute se déplie lentement. Tiré par les danseurs, il se remplit d’air en tournant en rond et nous renvoie à l’air que nous respirons. Même l’intelligence artificielle a besoin d’air pour exister. Et aucune machine ne résoudra les problèmes de l’humanité, nous disent-ils.
A toutes nos questions sur le devenir du monde connecté, Feeding Back donne chair, os, peau et légèreté, même si la pièce ne saura livrer aucune réponse. Par ailleurs, elle ne le tente même pas. Et c’est tant mieux. Le rôle de l’art est de poser les bonnes questions et d’en trouver le bon vecteur, pour amortir, peut-être, l’actuelle chute morale de l’humanité. D’apporter une dose de légèreté et d’être le parachute qui ralentit la descente et offre le temps nécessaire à la réflexion.
Thomas Hahn
Festival June Events, le 11 juin 2019, Théâtre de l’Aquarium
Conception, chorégraphes : Malgven Gerbes et David Brandstätter
Interprètes et collaboration : Hyoung Min Kim, Aline Landreau, Sebastian Kurth, Jean Chaize, Felix Mathias Ott, Malgven Gerbes, David Brandstätter
Consulting et dramaturgie : Heike Albrecht
Textes : Uwe Goessel, Marc Luppiner
Composition sonore : Brendan Dougherty
Création lumière : Ruth Waldeyer
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