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« Far West » par La Zampa

Avec une très forte densité, la troupe qu'animent Magali Milian et Romuald Luydlin condense ses gestes dans une temporalité au bord du vide. Prenant.

Son clair. Mais source obscure. Un son très clair, cristallin, de métal frappé, rappelant quelque bol tibétain, s'égrène en s'obstinant. La pénombre est si profonde qu'on distingue à peine l'interprète qui produit cette musique minimale. Il serait encore plus incertain de reconnaître sur quel objet, quel instrument exact, on est en train d'agir. Pendant ce temps, une silhouette de danseuse est campée sur des jambes effilées en branches de compas. Lesquelles semblent s'animer seules (par glissements, fermeture et ouverture alternées de leur angle, croisements), comme indépendamment d'une volonté de la personne dont elles ne sont pourtant que deux membres. Soit une personne transportée par son corps, plutôt qu'elle ne le conduirait, comme nous pensons, tout un chacun, le faire à tout instant.

Ainsi, ces premiers instants de Far West recèlent-ils les deux caractéristiques essentielles de cette pièce, la dernière créée par Magali Milian et Romuald Luydlin (dont la compagnie est mieux connue sous son intitulé de La Zampa). Deux caractéristiques, disait-on. Soit, d'une part, l'importance capitale qu'y tient l'interprétation musicale en scène. Comme souvent avec La Zampa, la pièce se développe avec l'énergie d'un concert rock. Ici des sons profonds, lointains, volontiers martelés, mais sourds, et obsédants. Puis, seconde caractéristique cardinale : les actions qui se produisent dans Far West, les gestes qui y apparaissent, se produisent en ce qu'ils, et par ce qu'ils se produisent, Ils apparaissent en apparaissant, sans que rien n'en désigne une cause, une explication d'origine, ni un objectif, ni visée déterminée.

Si on choisit de s'y abandonner depuis sa position de spectateur, si l'on fait son deuil d'une mise en ordre des causalités, on est capté en immersion dans une intensité pure, une consistance en soi, une conjugaison organique des êtres au plateau. Et cela distille une temporalité étrange, envoûtante, comme creusée au bord d'un vide doucement tournoyant, alors même qu'un effectif imposant (huit danseur.ses et musicien.nes pouvant interchanger leurs rôles) et une musique soutenue, génèrent une sensation de puissance.

Galerie photo © Alain Scherer

Confronté à cette écriture d'atmosphère, il nous est venu une impression bien étrange. Cela renvoie aux rêves qu'on fait la nuit. Soit, essentiellement, de grands scénarios d'images en mouvement. Mais il peut s'y produire, par moment, un état fugace de demi-éveil, semi-conscience, où le jeu des images fait alors place à de fugitives sensations corporelles, un état d'être là, qui s'incorpore au rêve, et déplace celui-ci depuis son registre imagé vers un substrat incarné.

Far West orchestrerait un vaste déploiement de cette qualité d'élasticité plastique entre les êtres, tout en cultivant un état liminaire, en transition mutante, sur la frange. C'est d'ailleurs pourquoi on a pu regretter quelques instants le cédant à une tentation de l'insistance. Ou tel autre, soudain gagné par un prégnance narrative, une cristallisation figurale de l'action, au risque de contrarier le soulèvement général que ne cesse d'ouvrir, sans cela et fort heureusement, l'essentiel de la pièce.

Avant qu'une telle fermeture se produise malencontreusement au final, par le maniement précautionneux d'un meccano de bâtons, une somptueuse et interminable litanie de lentes traversées diagonales dans l'immensité du plateau, trajectoires, suggestion, les uns derrière les autres, suspendus, comme en attente mais dans leur emploi, de tous les interprètes, avait adressé un appel bouleversant à toutes les potentialités de l'existence, singulière et, ou, partagée. Ils marchent, chacun isolé dans sa singularité, mais réunis tous dans ce protocole partagé.

Et on a rarement vu que des regards, leurs regards interminables, immenses, puissent signifier, à ce point, par eux-mêmes, une action chorégraphique. Regards d'attente dans le monde, proches de l'abîme, où les regards spectateurs sont eux-mêmes aspirés, dans un tiers-espace de l'énigme et des mises en doute. Il s'y conjugue un espace libre. A chacun, dans cette salle, de le peupler en liberté de ses propres déterminations. Far West.

Retour à la matière. Favorable à la divagation des pensées, la pièce Far West nous a aussi inspiré de hasarder l'hypothèse qu'elle traduirait en danse la notion d'expressionnisme abstrait (connu comme catégorie plasticienne). Expressionnisme, par la très forte implication incarnée et expressive de ses interprètes, qui font troupe, de forts caractères en grande maturité, dressés dans le monde. Mais abstraction par le fait que ces gestes sont néanmoins affranchis d'intentions illustratives et figurales reconnaissables.

L'auteur de ses lignes connaît très peu La Zampa, son histoire, ses antécédents. Far West n'est que la deuxième pièce qu'il en voit. Il a bien capté que son esthétique ne date pas du top de la toute dernière tendance. Mais il est trop heureux de n'avoir donc pas à spéculer sur le coefficient d'innovation, de renouvellement, qui semble préoccuper certains professionnels dans la réception de ce travail. Car il y trouve une profondeur intègre, une puissance qui ne rigole pas, propre à justifier de grands déplacements.

Gérard Mayen

Spectacle vu le mardi 20 novembre 2018 au Théâtre de Brive-la-Gaillarde – L'empreinte, scène nationale.

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