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« False Colored Eyes » de Chris Haring

Une pièce chorégraphique et cinématographique où le corps devient caméra et la séduction opère, entre le plateau et l’écran.

En février 1968, Andy Warhol lance sa fameuse prophétie selon laquelle chaque personne allait connaître son petit quart d’heure de célébrité personnelle. Comment aurait-il pu prévoir toute l’étendue du phénomène ? Comment imaginer, il y a un demi-siècle, qu’aujourd’hui, à l’heure du smartphone, la présence médiatique permanente de tous sur les média sociaux deviendrait un état permanent?

Dans False Colored Eyes, Chris Haring qui était venu en France en 2015 avec con somptueux Deep Dish, [lire notre critique] révèle ici la vérité derrière la surface étincelante du monde médiatique, dans une poignante symphonie visuelle et gestuelle.  Il rebondit sur la réflexion de Warhol sur le narcissisme  et l’image comme représentation de soi.

L’Autrichien, autant chorégraphe qu’artiste visuel, metteur en scène d’un théâtre sans paroles ou encore cinéaste chorégraphique, construit un jeu ultra-raffiné entre l’image filmée en direct et le jeu d’acteur chorégraphique, jouant de la présence des corps et des gestes de chacun.e, en relation avec la transformation de l’image, le making-of, l’instant présent et l’histoire de l’art.

Galerie photo © Laurent Philippe

Chelsea Girls et Velvet Underground

En 1966, Warhol tourne son film expérimental Chelsea Girls, avec un budget de 10.000 $. Grâce à l’écran qu’on dit « divisé » mais qui est de fait dédoublé, il fait de l’image le sujet-même du film. Un demi-siècle plus tard, Chris Haring met, lui aussi, l’image au centre, reprenant des dialogues et des postures de Chelsea Girls et la musique du groupe Velvet Underground.

En créant le spectacle en 2015, Chris Haring et ses danseurs se laissent porter par leur vénération du Velvet Underground et d’Andy Warhol. Sans imaginer à quel point False Colored Eyes s’inscrit aujourd’hui, à Paris, dans le mouvement médiatique autour des 50 ans de la révolte de la jeunesse et la grève générale.

Venus in Furs de Velvet Underground :

Images

« Just look into her false colored eyes »: Cette ligne de texte dans Femme fatale de Velvet Underground a donné le titre de la pièce qui s’inscrit dans une trilogie de Chris Haring, entièrement dédiée à Warhol. Du film Chelsea Girls, Haring reprend les dialogues et les postures, mais aussi le format de l’écran. Comme Warhol, Haring réalise une œuvre low-budget, alors que tout suggère l’utilisation d’une technologie de pointe.

Le plateau s’affiche en studio de tournage, avec ses caméras et ses projecteurs, tous mobiles et manipulés par les sept danseurs-acteurs-filmeurs. Leur surexposition confronte les danseurs à leur image, filmée en direct pendant toute la représentation, révélant l’écart entre l’esthétisme visuel et la vérité du plateau. Toute personne ainsi projetée sur l’écran se transforme en icône.

Vertiges

Comment arracher à l’utilisation de la caméra sur le plateau, procédé aujourd’hui si commun dans les arts de la scène, une dimension sachant encore surprendre et fasciner ? Haring répond par la radicalité son mélange des genres, entre le geste et l’image, et par son extrême technicité qui fonde une écriture  très personnelle.

Galerie photo © Laurent Philippe

Sur l’écran qui coupe le plateau en diagonale, toute perspective est bouleversée. L’horizontal devient vertical et les corps s’affranchissent des orientations ou délimitations spatiales. La mise en abyme est remise en abyme, les corps-images tombent ou tremblent, se multiplient ou se promènent dans une gorge comme dans une grotte préhistorique.

Consommation

En composant  en direct une fresque murale en évolution permanente, Haring fait valser des images pleines  de sensualité dans une distanciation tout à fait brechtienne : Images de liberté et d’icônes. D’addiction et d’infini. De vertige et de vérité. Une plongée dans le culte actuel de l’image et celui de la liberté, né sur les pavés de mai 1968.

Or, il n’y a pas de société de consommation sans surconsommation d’images. L’art de Warhol était lucide et subversif, mais il a aujourd’hui à son tour besoin de subversion. Warhol transformait une boîte de soupe en objet d’art ? Haring reprend le texte de la pub de la marque.

Galerie photo © Laurent Philippe

Vérités

Oui, il pourrait s’agir d’un studio de tournage de clips publicitaires ou de mode. Et que l’image soit projetée en noir et blanc ou en Technicolor, la lumière joue ici un rôle plus architectural que jamais. Non pour faire surgir du noir des cathédrales visuelles, mais en soutien aux effets visuels qui suggèrent souvent l’emploi d’une technologie avancée, mais reposent en vérité sur la précision et la régie conduite en direct. Le matériel utilisé est en vérité plutôt ancien, acheté d’occasion et donc low-budget. Comme chez Warhol.

En déclinant à l’infini les possibilités de composition visuelle et de superposition d’images, False Colored Eyes connaît aussi ses méandres. Mais ce véritable traité de la séduction séduit à son tour grâce à sa lucidité. Le mythe warholien de la femme fatale révèle nos faiblesses et nos envies de nous laisser manipuler par l’image, si ce ne sont les fake news. Avec ses « yeux aux fausses couleurs », le fake est plus beau, plus attirant, plus fascinant que nature.

Thomas Hahn

Spectacle vu le 3 mai 2018, Chaillot – Théâtre National de la Danse

Direction artistique, chorégraphie: Chris Haring

Danse, et chorégraphie: Luke Baio, Stephanie Cumming, Katharina Meves, Anna Maria Nowak, Arttu Palmio, Karin Pauer
Composition, son: Andreas Berger
Lumières et scénographie: Thomas Jelinek
Costumes: Julia Cepp

Site web compagnie : www.liquidloft.at

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