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Faits et effets d'accumulations à Pôle-Sud

Akiko Hasegawa et Marie Cambois ont lancé l’année 2023 au CDCN de Strasbourg. Reflets d’un foisonnement vestimentaire, musical et situationnel.

Joëlle Smadja s’était demandée, en lançant la manifestation L’Année commence avec elles il y a trois ans, si l’écriture au féminin avait vraiment des aspects spécifiques, explique-t-elle en s’adressant au public avant le début de Haré Dance à Pôle-Sud. Et de constater : « Il y a effectivement des points de vue et des sujets que les hommes n’abordent pas. »

On peut en effet poser la question : Un homme européen écrirait-il un solo comme Haré Dance d’Akiko Hasegawa avec son côté très personnel et ses multiples références aux jours de fête japonais ? Par contre, ALL (à la lisière)  de Marie Cambois démontre que l’écriture féminine est libre de choisir ses thèmes sans obligation de représenter un genre. Ce qui est tout aussi important. 

On imagine donc difficilement deux pièces plus différentes l’une de l’autre que ces deux créations présentées en ouverture du festival L’Année commence avec elles. Cependant, deux aspects les réunissent malgré tout : primo, le fait d’avoir été coproduits par Pôle-Sud, le CDCN strasbourgeois. Et deuxio, les actes d’accumulation posés sur le plateau par chacune des deux chorégraphes, produisant des effets indéniables. 

Accumulation 1 : Robes, motifs et attitudes

Les faits : Akiko Hasegawa se tient debout face à la salle et enlève sa robe pour en dévoiler une autre, d’une couleur et d’un motif radicalement différents de la première. Prend une pose avant d’enlever celle-là aussi pour en dévoiler une autre, d’une couleur et d’un motif radicalement différents de la seconde. Prend une pose avant d’enlever celle-là aussi pour en dévoiler une autre, d’une couleur et d’un motif radicalement différents de la troisième. Ce qui se répète au moins une vingtaine de fois. Robes de bal, robes de printemps, robes d’été… Qui voudrait compter ? 

L’effet : L’excès de couleurs et de formes est à l’opposé de l’image d’Épinal d’un Japon à la sobriété millénaire. Mais Hasegawa est arrivée en France en 1994 et a dansé dans de nombreuses créations de Bernardo Montet, Carlotta Ikeda, Christian Bourigault, Susan Buirge et autres Catherine Diverrès. Dans Haré Dance, elle crée le vertige d’un condensé à la croisée des deux cultures. Si ses gestes renvoient à l’excitation de touristes asiatiques, les robes sont européennes. L’exubérance nous projette dans l’ambiance des jours appelés Hare No Hi : les fêtes sacrées. En déesse de la joie, forte d’un charme désarmant par sa simplicité, Hasegawa irradie et met le public en un état subtilement dionysiaque. Et questionne nos attentes par rapport à un spectacle de danse, car cette fêtarde vestimentaire fait l’effet d’une madame tout-le-monde qui s’amuse comme nous, avec nous…

Accumulation 2 : Pop, rock et baroque

Les faits : Arrive le moment de la dernière robe, non négociable. Où il faut donc évacuer les tuniques empilées pour passer à autre chose, par exemple à une procession solitaire. Hasegawa va donc cacher sa tête sous un écrin de tissu rouge, doublant sa marche circulaire d’une manifestation de joie désormais dansante, sur un cocktail musical de (presque) tous les styles et toutes les époques. Si rien n’a filtré concernant l’origine des innombrables robes (cumul personnel ou crowd-dressing ?) celle de la collection de 357 morceaux de musique qui est à l’origine de la bande son a été révélée : Les références ont été suggérées à l’artiste par une cinquantaine d’amis ayant répondu à la question : Quel(s) air(s) vous donne(nt) de la joie ? De rock en baroque, les extraits de quelques secondes chacun – sans doute moins de 357 en raison de doublons et d’un processus de sélection – se suivent et s’empilent sans relâche. 

L’effet : Par la dynamique déclenchée, le spectateur est définitivement en état de fête, par empathie comme par les souvenirs de vieux tubes anglo-saxons qui ont fait le bonheur de ses propres années de boums. Le pays du soleil levant cesse donc d’être une île et si le soleil s’y lève, c’est en référence à la divinité du soleil qui, grâce aux cérémonies, sort de sa grotte pour illuminer le jour et commencer une année réchauffante. Voilà donc une bonne alternative au Sacre du printemps, le dépassement de l’obscurité ne demandant ici aucun sacrifice humain. 

 Galerie photo © Anaïs Bottinelli

Accumulation 3 : théâtre, danse et cinéma

Les faits : Marie Cambois a créé en 2013 La Distillerie collective qui est, comme son nom l’indique, un collectif. Et qui plus est, voué à la création pluridisciplinaire. En ses propres termes, Cambois « apprécie les formes pluridisciplinaires où chaque collaborateur agit avec son propre médium au sein d’une recherche commune, qu’elle soit improvisée ou composée. » Sa nouvelle création en est l’exemple parfait. Le cachet du titre faisant foi, Cambois revendique ici une œuvre totale, à la lisière des disciplines, sans trop les mélanger : ALL (à la lisière).  « All », c’est bien sûr « tout » mais travaillant à Nancy et créant ce quintette à Strasbourg, Cambois n’a pas besoin de traverser le Rhin pour savoir ce que ces trois lettres englobent en allemand. « All », c’est le cosmos, et donc un « tout » ultime, bien plus puissant  encore. Sur le plateau de Pôle-Sud elle est allée à fond dans la rencontre de danse, théâtre, tournage de film, production radiophonique, pensées et commentaires, situations réelles ou imaginaires, citations d’œuvres précédentes et interventions musicales, s’enchaînant et parfois se superposant. 

Galerie photo © Christophe Urbain

L’effet : La lisière, on le voit ici autant qu’on le ressent, n’est pas un endroit mais un état. En investissant en permanence la lisière entre l’œuvre, sa réalisation et la mise en scène de ce que Cambois appelle « le concret du plateau », elle crée paradoxalement un état d’ensemble, une harmonie des contraires inhérents à un tout. L’un des scénarios se situant dans le buffet d’une gare inconnue, l’état de l’entre-deux, de suspension, d’attente, de mobilité et de possibles englobe une œuvre qui déjoue tous les codes de la représentation, non pour arriver à destination mais pour le plaisir du voyage partagé. A la fin, on annonce « le dernier train pour Stockhausen », mais le départ reste incertain. A moins que l’on soit arrivé depuis le début, la composition d’All (à la lisière) rappelant quelques principes des musiques aléatoire et momentanée pratiquées par le compositeur colognais en ses jeunes années. Il fait bon habiter une lisière en remuement permanent. 

Thomas Hahn

Vu le le 12 janvier 2023 dans le cadre de L’Année commence avec elles, Strasbourg, Pôle-Sud CDCN

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