Error message

The file could not be created.

Eun-Me Ahn de retour à Paris : Interview

Paris quartier d’été présente un voyage débridé dans la culture coréenne, à partir d’une pièce-clé d’Eun-Me Ahn.

Eun-Me Ahn revient à Paris, pour un bouquet final clôturant les manifestations de l’Année France-Corée. Au Carreau du Temple, danse, musique, performance et shamanisme offrent une plongée intense dans les racines et l’actualité des arts vivants coréens. Nous avons rencontré Eun-Me Ahn qui présente, avec sa compagnie, sa pièce Let Me Change Your Name et a programmé, dans le cadre d’une carte blanche, tout un volet coréen de Paris Quartier d’Eté, présenté sous le titre tonique de We Are Korean, Honey !

Danser Canal Historique : Comment êtes-vous venue à la danse ?
Eun-Me Ahn :
Je suis née en 1963, année du lapin ! Un jour j’ai rencontré dans la rue un groupe de gens tout de vert vêtus et je les ai suivis jusque dans leur studio de danse où ils pratiquaient une forme moderne de danse traditionnelle. J’étais très impressionnée par l’ambiance, les miroirs…  J’ai demandé à ma mère de pouvoir les rejoindre, mais il fallait payer, et ma mère n’avait pas d’argent. Je me suis donc entraînée toute seule et je créais des spectacles avec mes amis. Quand j’avais douze ans, ma mère me paya enfin des cours pour apprendre les bases de la danse traditionnelle coréenne. Mais peu après, elle m’obligea à étudier l’anglais au lieu de la danse. Au collège, j’avais l’occasion de regarder des cours de ballet, de l’extérieur, à travers les vitres. Au lycée, ma mère me paya des cours de danse contemporaine. Ensuite, je suis entrée à l’EWHA Women’s University. J’ai ouvert mon studio de danse en Corée en 1988, avec des danseurs coréens et j’ai créé ma première chorégraphie, une pièce d’une heure intitulée Paper Steps, où je décris comment nous voulons toujours avancer et marchons comme sur du papier.


DCH : Après avoir été diplômée en arts plastique à Séoul en 1989, vous avez étudié à la Tisch School for the Arts de New York, en 1994.
Eun-Me Ahn :
Je fais partie de la première génération de Coréens qui se sont mis à l’art occidental, dans le cadre d’une lutte pour la démocratie, avec toutes les manifestations contre le gouvernement de l’époque. Nous cherchions une nouvelle façon de vivre et un nouveau rapport à l’art, avec ses libertés d’expression. Nous étions donc obligés d’aller étudier à l’étranger. A la Tisch School, j’ai pu m’initier aux techniques de danse en vogue à l’époque, basées sur Martha Graham et Merce Cunningham, surtout le tension/release où on écoute son corps et suit son propre rythme. La liberté artistique des danseurs à New York m’a beaucoup inspirée. Et je me suis nourrie des expositions, du cinéma…

DCH : Vous êtes la pionnière de la danse moderne coréenne et votre succès se fonde sur un style très personnel. Quelles en sont les sources ?
Eun-Me Ahn :
Il n’y avait pas encore ni scène professionnelle en danse contemporaine, ni fondations soutenant la création. Nous devions d’abord expliquer à la société que la danse contemporaine existe et ce qu’est une chorégraphie. Nous en avons fait un outil pour parler aux gens de leur façon de vivre. Nous avons bien sûr reçu beaucoup d’inspiration de l’étranger. Mais un jour j’ai vu une shamane coréenne danser dans la rue, avec toute l’énergie de son être, de son intérieur et une voix venant d’ailleurs. Ce fut le déclic pour chercher un art venant de moi-même, et pour mieux me comprendre il me fallait changer de pays. Je suis donc allée à New York où je suis devenue danseuse contemporaine, jusqu’en 2000.

DCH : On vous identifie partout grâce à votre crâne rasé et votre style vestimentaire très coloré. Que signifient ces choix dans votre vie?
Eun-Me Ahn :
Lycéenne, j’avais encore les cheveux longs. Quand je suis allée chez le coiffeur, je ne l’ai pas décidé sur un coup de tête, mais après avoir mijoté l’idée pendant cinq ans. Le crâne rasé est porteur de symboliques lourdes, les gens l’associent aux moines, à une punition, voire aux troubles mentaux. Autour de moi, aucune femme n’était sans cheveux. J’avais peur du résultat, mais j’ai tout de suite trouvé ma tête rayonnante et je savais que j’allais rester comme ça. Le crâne rasé m’a ouvert l’esprit et m’a fait changer ma façon de m’habiller qui est devenue plus exubérante. J’ai acheté des vêtements rouges et orange, alors que dans la vie quotidienne, les Coréens aiment se vêtir de façon discrète pour ne pas troubler le regard de l’autre. Tout ça m’a donné beaucoup plus d’énergie.

 

DCH : Comment s’est fait votre retour au pays, après votre période newyorkaise ?
Eun-Me Ahn : Un jour j’ai reçu la proposition de diriger la compagnie de danse contemporaine de Daegu, la seule qui existait en Corée à l’époque. J’étais très surprise car j’étais encore jeune et n’avais pas donné beaucoup de nouvelles au pays concernant ma vie professionnelle à New York. Diriger cette compagnie de quarante-cinq danseurs était pour moi une belle occasion d’apprendre à créer de grands formats. J’ai donc quitté New York pour m’installer à Daegu, où j’ai créé deux pièces pendant ma première année. J’y ai introduit les couleurs, l’humour et du bonheur dans un monde de danse contemporaine aux esthétiques assez sombres et réputé hermétique. J’ai voulu montrer que la danse contemporaine n’est pas « difficile d’accès ». Ce changement a permis à la compagnie de gagner un nouveau public.

DCH : Le public parisien vous a découverte dans le cadre de Paris quartier d’été et du Festival d’Automne. Votre trilogie Dancing Grandmothers/Middle Aged Men/Teens Teens tourne dans toute la France.
Eun-Me Ahn :
Carole Fierz, la co-directrice de Paris quartier d’été, a découvert mon travail en Allemagne. Ensuite elle est venue à Séoul où nous avons beaucoup parlé et compris que nous partageons une même vision de l’art. Et j’ai eu la chance que la France et la Corée du Sud ont mis en place une année d’échanges intenses.

DCH : Paris quartier d’été vous consacre cette année un temps fort et vous présentez tout un programme coréen, avec vos propres pièces, concerts traditionnels, musique rock et cérémonie shamanique.
Eun-Me Ahn :
Le festival m’a donné carte blanche et j’ai conçu le focus coréen comme un autoportrait à travers des amis artistes qui sont au top en Corée et constituent mon univers. Pour fêter mes quatre ans de présence à Paris quartier d’été, je vais aussi vendre une collection de mes costumes aux enchères, et mettre en vente, à des prix raisonnables,  des robes, bijoux, sacs etc. qui m’appartiennent depuis longtemps.

DCH : Vous présentez Let Me Change Your Name, une pièce réservée aux professionnels de votre compagnie, qui est antérieure à votre trilogie intégrant les mateurs. Mais vous ouvrez de nouveau le plateau aux citoyens dans un projet intitulé 1’59’’.
Eun-Me Ahn :
Dans Let Me Change Your Name, il n’y a que les corps et la musique, aucune scénographie. La pièce date de 2006 et va permettre au Parisiens de découvrir mon parcours. Et 1’59’’ est un projet avec des amateurs que je conduis depuis quatre ans en Corée. Nous leur dispensons des stages en danse, théâtre, musique ou autres formes de création et ils créent de petits spectacles. Nous les invitons dans un beau théâtre où ils ne sont jamais allés, nous faisons la fête ensemble. Ils sont libres de choisir le format, du solo à une centaine de personnes. En Corée, certains ont ensuite continué une activité artistique.

DCH : Pensez-vous poursuivre votre travail avec des groupes particuliers de la population ?
Eun-Me Ahn :
Pour moi, il s’agit d’une anthropologie du corps. Nous n’avions jamais vu ces grand-mères danser sur une scène. Et les hommes, seulement dans les clubs, dans l’obscurité. Les adolescents, sans vraiment savoir ce qu’ils sont en train de faire. J’ai commencé par les grand-mères parce qu’il y avait urgence. Il faut garder une trace d’elles. Dans ma vie, je m’étais toujours concentrée sur le gens de mon âge, sur la jeunesse. Maintenant je dis : Regardez donc leurs corps, qui sont encore en puissance. Par ailleurs, je ne considère pas ces gens qui ont dansé toute leur vie comme des amateurs, juste parce qu’ils n’ont jamais été payés pour danser. Tout ce travail a complètement bouleversé ma façon de chorégraphier. Je commence maintenant un projet avec des non-voyants pour les faire danser. Ils ont un très bon rapport à la musique, mais leurs corps sont peu puissants.  Certains ne savent pas tenir longtemps et ont des difficultés d’équilibre. J’essaye de leur faire comprendre qu’eux aussi peuvent danser. Je vais de nouveau mélanger danseurs amateurs et professionnels.

DCH : Quel est votre rapport au shamanisme ?
Eun-Me Ahn :
Je présente un shaman masculin, ce qui est très rare en Corée. Chanyeop Lee a une voix extraordinaire. Tout au début de l’histoire de la culture coréenne, le chaman était le roi. Seuls les rois pouvaient entrer en contact avec dieu, et donc annoncer les règles du vivre-ensemble dans la société. Comme la parole était considérée comme divine, l’obéissance de la population était acquise. Dans la société féodale, les rois se considéraient comme autorité en soi et n’avaient plus besoin de se définir comme shamans. Pendant la dynastie Choseon, les shamans appartiennent à une classe sociale très basse. Les shamans ont développé le chant et la musique. C’est aux que les gens venaient voir quand ils étaient malades ou quand un proche venait de mourir. Quand les Japonais sont venus occuper la Corée, ils ont compris la fonction centrale des shamans pour chaque communauté et ils ont réprimé les pratiques shamaniques. Mais le bouddhisme et le christianisme ont tout autant lutté contre le shamanisme.

DCH : Que représente le shamanisme dans la société coréenne contemporaine?
Eun-Me Ahn :
Aujourd’hui on ne croit plus aux pouvoirs des shamans mais leurs chants continuent d’être appréciés. Leur registre est plus sauvage que les chants méditatifs bouddhistes.  Mais il reste des traces du shamanisme dans le sang des Coréens, dans leur façon de concevoir le rapport à la vie et à la mort. Actuellement, les cérémonies shamaniques connaissent un regain de popularité. Cette tradition est importante pour nous car elle infuse nos voix et nos mouvements. Le shamanisme est aussi une des sources du pansori, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les jeunes s’y intéressent de nouveau.

DCH : Etes-vous shaman vous-même ? Menez-vous des cérémonies ?
Eun-Me Ahn :
Non, je n’ai aucun don pour cela. Mais il y a une énergie qui émane de mes spectacles, de leur rythme et des couleurs qui fait que certains disent qu’ils se sentent transformés. J’essaye de les amener vers un autre rapport au temps.

DCH : Vous connaissez aujourd’hui très bien la France. Comment voyez-vous ce pays, en comparaison avec le vôtre ?  
Eun-Me Ahn :
Les Français sont des gens chaleureux qui ont de l’humour et beaucoup d’énergie. C’est pourquoi ils aiment nos spectacles et la culture coréenne en général. Grâce à l’Année France-Corée, ils sont tombés amoureux de notre culture et je suis heureuse d’avoir pu participer à ces échanges. La Corée du Sud est une sorte de péninsule, très exposée aux attaques de l’extérieur. Nous avons toujours peur de perdre notre territoire, notre philosophie et notre originalité. Mais au fil des siècles, les Coréens ont développé une énergie positive particulière qui leur permet de rebondir et poursuivre leur chemin. C’est qui donne tant de force à un si petit pays. Sans cette force, la Corée n’existerait déjà plus.

 

Propos recueillis par Thomas Hahn

 

 

Catégories: 

Add new comment