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Entretien avec Ohad Naharin

Un mois d'octobre très parisien pour le chorégraphe qui sera à l'Opéra de Paris où il a remonté Decadance pour Ballet avant de s'établir pour trois semaines à Chaillot avec la Batsheva Dance Company et le Batsheva Young Ensemble Nous en avons profité pour l'interroger...

Danser Canal Historique : Quelles sont les racines de votre création ?
Ohad Naharin :
La métaphore me paraît un peu réductrice. Je préférerais : pourquoi je crée ? Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu du plaisir à faire surgir quelque chose à partir de rien. J’aime raconter des histoires. Depuis mon plus jeune âge, j’ai constamment aimé imiter les choses, les gens. J’ai beaucoup appris ainsi, par imprégnation. Presque en copiant. Et je pense qu’il existe encore nombre de terrains de jeu à explorer, de lieux imaginaires dont je peux rêver qu’ils existent, dans lesquels je peux aller avec les gens que j’aime. C’est le sens de la découverte, la recherche du geste, c’est aller plus loin que mes limites ordinaires. C’est aussi ce que je peux apprendre et ce que je veux partager, le plaisir du mouvement, de la gestuelle ou de l’organisation. C’est ma passion. C’est ma capacité à faire usage de mes démons, de mon anxiété, de les transformer, les sublimer, pour les traduire sous une forme claire. C’est mon sens de l’autodérision. C’est ce qui borde ma conscience quand je m’endors ou quand ma fille s’assoupit dans mes bras. Je me sens vivant quand je crée.

DCH : Vous venez de remonter Decadance pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Comment avez-vous trouvé les danseurs ?
O.N. :
En fait, je dois avouer qu’ils ont été meilleurs que je ne le supposais. J’étais inquiet. C’est une compagnie à gros effectif, et je n’étais pas sûr qu’ils puissent avoir beaucoup d’originalité ou un imaginaire fort, ne ne savais pas s’ils auraient le désir d’aller plus loin, de dépasser les formes du ballet, de trouver la liberté, la sensualité nécessaires… Et ‘jai été surpris de découvrir à quel point ils étaient libres, enthousiastes, passionnés, comment ils se sont abandonnés au projet. Nous avons commencé par des classes de technique « gaga » et j’ai été soufflé par leur talent, leur disponibilité presque immédiate, et de presque toute la troupe.

DCH : Qui a choisi les pièces qui vont être présentées à Chaillot – Théâtre national de la Danse ?
O.N. :
J’ai tissé au cours de ces trois dernières années, des relations très proches avec l’équipe de Chaillot. Donc il y a une sorte de logique à présenter mon travail le plus récent, Venezuela. Et comme il existe désormais cette nouvelle et magnifique boîte noire, totalement modulable qu’est la salle Firmin Gémier, ça me donne la possibilité de présenter Mamootot, une pièce très spécifique avec un dispositif quadrifrontal.

DCH : Que signifient pour vous les titres, Mamootot ou Venezuela ?
O.N. :
Pour Venezuela, je m’étais dit que je ferai tourner une mappemonde et là où mon doigt atterrirait, ça deviendrait le titre de ma pièce. Et Venezuela est un mot qui sonne bien. Pour Mamootot… En Hébreu, « mort » est un mot de trois lettres, si vous l’écrivez deux fois dans un ordre différent, vous obtenez Mamootot. Et c’est aussi le symbole de quelque chose qui s’est éteint, qui n’existe plus. Au moment où je l’ai créé en 2001, c’est ce que j’avais en tête, en permanence. En fait, je n’ai pas voulu en parler pendant des années, maintenant, c’est devenu possible. La mort est un sujet lourd, mais j’ai aussi joué avec, comme j’ai joué avec les lettres, je les ai doublées et j’en suis sorti. Mamootot signifie aussi mammouth en Hébreu, et c’est un titre que j’aime. Les noms ne doivent pas être pris au sérieux. Les noms necorrespondent pas nécessairement à ce qu’ils sont censés représenter ou signifier. Comme votre nom ou le mien. Nous ne l’avons pas choisi, mais c’est notre nom. Il est partagé par les gens qui nous nomment, mais ne disent pas forcément quelque chose de nous. Néanmoins, on peut les aimer, jouer avec, et même en changer. Je sens qu’il ne faut pas leur donner trop d’importance, même si on les choisit avec grand soin.

DCH : Dans un teaser de Venezuela sur le site de Chaillot, théâtre national de la danse, on peut voir des danseurs maltraiter des drapeaux, les corps trembler, une sorte d’urgence… Tous ces éléments semblent dénoter un message. Mais quel est-il ?
O.N. :
Quand vous verrez la pièce en entier, vous verrez que le message que je tiens à transmettre, est que, vous ne devez pas laisser ces références vous empêcher de vivre et vous réjouir du moment présent, de ce que vous ressentez quand vous regardez la danse. Et la pièce parle avant tout d’elle-même, de l’univers que j’essaie de créer sur le plateau. Elle n’est pas le miroir de nos vies. Elle ne reflète qu’elle-même. À vous d’imaginer, de sentir, de la connecter à votre expérience… la pièce n’offre qu’une multiplicité de choix qu’il vous appartient de saisir, mais ne dispense aucune vérité. Ce qu’elle dit, à mon avis, avec le langage de la danse, c’est une dynamique, une organisation, l’exercice de forces, comme l’usage de la gravité, des choses qui ont à voir avec la beauté, la recherche du mouvement. Bien sûr, les danseurs arrivent à créer une narrativité imprévue, car ils sont très créatifs et uniques, et, quand ils font un mouvement, ça raconte une histoire qu’ils souhaitent exprimer, même si c’est moi qui le chorégraphie. Les éléments comme les drapeaux et autres proviennent peut-être de ce qu’on appelle la vraie vie, ils peuvent même rappeler des drapeaux palestiniens ou européens. Mais c’est davantage une conséquence, une retombée de mon travail, ce n’est pas la raison pour laquelle je chorégraphie. Mais de temps en temps, les retombées sont aussi très importantes.

DCH : Diriez-vous que votre vocabulaire a évolué entre Mamootot et Venezuela ?
O.N. :
Le corps, les limites corporelles restent similaires. Mais ce qui a beaucoup évolué, c’est la façon dont nous avons appris à écouter, à découvrir nos sensations, grâce à des « boîtes à outil » différentes. Donc même si nous utilisons les mêmes vieux schémas, le même vocabulaire, la connaissance apporte de nouvelles couleurs à ce que nous faisons, dans la gestuelle, la dynamique, la sensibilité, différentes manières d’appréhender le mouvement, de percevoir notre physicalité et les formes que nous avons conçues. Nous avons développé un langage qui aide les danseurs à exprimer un ensemble de choses qui sont de l’ordre de l’invisible. Je pense que le vocabulaire peut remplacer un mot par un autre, mais ce qui a vraiment changé entre aujourd’hui et il y a quinze ou vingt ans, ce sont les danseurs, ce sont les gens, leur façon de s’exprimer. Ce ne sont pas mes chorégraphies qui m’enthousiasment, mais mes danseurs. Et ce qui a le plus changé, c’est ma manière de travailler avec eux.

DCH : Quelle place a le Batsheva Young Ensemble par rapport à la compagnie principale  ?
O.N. :
J’ai appris à chorégraphier en chorégraphiant. Donc je peux considérer mes pièces comme autant de professeurs : elles m’ont donné la chance de considérer mon travail à chaque fois sous un angle neuf. Une grosse partie de mon travail de chorégraphe consiste à aider les danseurs à interpréter mon œuvre. Au Young Ensemble, ils arrivent très inexpérimentés, très « verts » mais sont pleins de talent. Ça m’apprend à leur donner des clefs et ces clefs que je leur donne deviennent les miennes. Je révèle leurs trésors cachés tout en fouillant dans mes ressources souterraines…
C’est aussi la meilleure passerelle pour entrer dans la compagnie principale. Ce n’est pas une audition. Je les connais depuis un temps très significatif, j’ai trois ans pour les découvrir, les préparer. Et merci au Young Ensemble qui me permet de produire plus de pièces, de faire vivre autrement mon travail et de le développer. Ce que la Batsheva ne peut pas faire. Donc l’Ensemble est une chance de revisiter et de déployer mes œuvres, car elles ne sont pas faites pour rester sur une étagère. Elles sont conçues pour évoluer, au gré des spectacles, des processus, des répétitions et dans la rencontre avec des danseurs. Par exemple, pour cette production de Sadeh 21 que nous apportons à Chaillot, j’ai remplacé la musique de quatre sections par une nouvelle. Ça fait partie, pour moi, du processus de création. Mais le Young Ensemble me donne la chance de pouvoir le faire.

DCH : Que dites-vous aux gens qui veulent boycotter vos spectacles ?
O.N. :
C’est une situation très triste. Car les gens qui veulent boycotter mes spectacles le font à cause des Territoires occupés, avec l’idée que nous sommes pieds et poings liés à cette occupation. Or c’est aussi une de mes préoccupations majeures. Je ne suis pas contre le boycott. Mais je pense que si ça avait marché dans le passé, on le saurait. C’est une forme de pensée binaire. Nous sommes israéliens, il faut nous boycotter. Mais en fait, ça ne tient pas compte de qui on est, moi, les artistes, les danseurs, ma compagnie. Les gens qui me boycottent ne se rendent pas compte que l’on représente, en Israël, un espoir de changement. C’est une paresse de l’esprit. J’ai toujours dit que si boycotter ma compagnie pouvait aider la cause palestinienne je le ferai moi-même. Mais ça n’aide pas. Au contraire, ça ajoute au conflit et ne propose aucune solution. Et parfois, je pense que ces gens qui boycottent le font pour eux-mêmes, pour avoir bonne conscience à peu de frais. Je crois que je fais beaucoup plus pour les palestiniens à titre individuel, que ne le font ces gens-là.

Propos recueillis par Agnès Izrine

Opéra national de Paris / Palais Garnier du 28 septembre au 19 octobre.

 Chaillot - Théâtre national de la Danse du 10 au 27 octobre.

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