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Entretien avec Mourad Merzouki

Le festival Kalypso fête son 10e anniversaire cette année, qui est aussi la dernière de Mourad Merzouki à la tête du CCN de Créteil. L’occasion de nous entretenir avec lui sur ces deux événements.

Danser Canal Historique : Comment est né le festival Kalypso ?

Mourad Merzouki : Quand je suis arrivé à Créteil, dans ce Centre Chorégraphique National, partager le studio avec d’autres compagnies était l’une de ses missions. Mais très vite, je me suis aperçu que ces groupes répétaient mais, nous ne voyions presque jamais la finalité de leurs projets. Je me souviens qu’en arrivant à Créteil, nous recevions beaucoup de dossiers et beaucoup d’entre eux n’avaient pas de dates de diffusion. C’est dur. Surtout que le critère pour nous était que l’artiste puisse présenter le travail effectué. Sinon c’est perdu. Donc il fallait trouver un moyen de rendre visible leur travail répété dans nos murs, et c’est ainsi que le festival est né.

DCH : S’est-il mis en place facilement ?

Mourad Merzouki : Au début il y a eu une résistance des tutelles, car qui dit festival dit moyens pour la programmation. Ils n’ont pas adhéré à l’idée. J’ai insisté. Au départ, ce n’était pas un festival, mais le Temps fort du CCN. Le public, les professionnels étaient au rendez-vous. Et dès le deuxième Conseil d’Administration, ils m’ont donné leur feu vert. 

Je trouve que tous les CCN devraient avoir leur festival. Car aujourd’hui nous connaissons les problèmes de diffusion de la plupart des compagnies, donc un festival de plus est toujours le bienvenu.

DCH : Au début c’était le CCN qui finançait le festival et aujourd’hui ?

Mourad Merzouki : Aujourd’hui nous recevons une subvention minime de la Région, et pour le reste, ce sont les recettes de mes spectacles. Pour moi présenter tous ces artistes, ça fait sens. C’est important, parce que ce sont les chorégraphes de demain, l’évolution de la danse. Aujourd’hui certains sont des artistes associés à de grandes maisons, certains deviennent directeurs de CCN, c’est la fierté du festival d’avoir permis cette reconnaissance institutionnelle, du public, nous sommes un peu des passeurs.

DCH : Comment a-t-il évolué ?

Mourad Merzouki : Très bien. Presqu’au-delà de nos espérances. En 2013 nous avions accueilli 24 compagnies et trois villes partenaires avec 12 000 festivaliers. La dernière édition a rassemblé 53 compagnies et 31 villes partenaires pour 50 000 spectateurs. Aujourd’hui Kalypso c’est Créteil mais aussi toute l’Île de France. A l’époque des Rencontres de La Villette, souvenons-nous comme il était important pour les artistes de se retrouver dans un festival comme celui-là. Avec cette excitation, ce défi, ce désir de présenter leurs projets. Pour nous c’est identique et voir autant de villes qui souhaitent recevoir des compagnies de hip-hop dans leur théâtre montre la bonne santé de cette danse et le talent de chacun des artistes qui se renouvellent. Nous nous réjouissons de ces chiffres dans cette période compliquée et pleine d’incertitudes. Mais je crois que ce festival est le marqueur de tout le travail que mènent ces danseurs, ces chorégraphes, qui ont des parcours singuliers, et sont souvent autodidactes. Donc je suis très content que 10 ans plus tard nous partagions ces chiffres qui sont très impressionnants pour de la danse, et qui indiquent la confiance des lieux qui nous soutiennent.

Pour ce festival 2022 nous allons accueillir 57 compagnies dans 26 villes et 38 lieux. Nous ne manquons pas de propositions ! Chaque année nous présentons des artistes qui prennent des risques, viennent nous surprendre, alimentent la dynamique de ce festival.

DCH : Le festival Kalypso est-il le miroir ou le déclencheur d’une évolution du hip-hop ?

Mourad Merzouki : Il inscrit une certaine continuité. Nous parlions de La Villette, il y a aussi Suresnes Cités danse d’Olivier Meyer. Il y a eu des rendez-vous qui ont permis la visibilité, la découverte de certains artistes, mais encore une fois Kalypso est arrivé au moment où beaucoup d’artistes se posaient la question de la diffusion. Donc Kalypso s’inscrit dans le droit fil d’une histoire du hip-hop singulière et à la française. Ce qui s’est passé en France n’a jamais eu lieu ailleurs dans le monde. Et proposer un rendez-vous comme Kalyspo permet de découvrir, de provoquer, de faire que le hip hop s’interroge, existe. Car, sans diffusion, le risque c’est le dessèchement, l’appauvrissement. Les chorégraphes qui ne sont pas dans l’esthétique hip hop partagent d’ailleurs la même inquiétude.
 

DCH : Nous pouvons distinguer plusieurs Temps forts au sein de 10e festival, comme Kaleidoscope, 10 ans 10 chorégraphes, les Hip-Hop Games Exhibitiion spéciale compagnie Käfig… C’est un feu d’artifice…

Mourad Merzouki : C’est une édition qui marque les dix ans d’existence du festival, mais aussi ma dernière année au CCN de Créteil. Donc je quitte cette belle maison au mois de décembre. Nous avons pensé, avec l’équipe, que ces treize années passées au CCN, nous donnaient peut-être l’occasion de revenir sur mon travail, mes spectacles et le public qui m’a été fidèle ici dans le Val-de-Marne. Tout en laissant bien entendu la place à tous ces artistes qui sont à mes côtés et ont fait le succès de ce CCN. C’est pourquoi je tenais à faire une soirée 10 ans 10 chorégraphes, c’est aussi une manière de revenir sur d’autres écritures. Donc il y a effectivement le Kaléidoscope qui est une sorte de melting pot de mes chorégraphies, une sorte de retour en arrière. Ce n’est pas si simple à articuler, mais le jeu en vaut la chandelle et cette playlist va être dansée par 24 danseurs que l’on retrouve dans la plupart de mes pièces, c’est un clin d’œil. Et puis les Hip-Hop Games portées par notre ami Romuald Brizolier, du Nord est un rendez-vous qui conjugue le battle à une touche très artistique, très orchestré. Et j’aime qu’ils nous renvoient vers l’ADN du hip hop, le combat, le free style, le jeu, la démonstration. Donc c’est une façon de dire, le hip hop, c’est toujours ça, aussi.

10 ans 10 chorégraphes, ce sont presque des incontournables. Seront présents Kader Attou, Grishka Carouge, Hamid Ben Mahi, John Degois, Valentine Nagata Ramos, Abou Lagraa, François Lamargot, Anthony Egéa, et Mehdi Kerkouche qui va me succéder ici. Bien sûr on aurait pu en programmer plus. Mais nous trouvions bien de partager avec le public différentes écritures, retrouver sur scène des artistes qui nous ont touchés et qui continuent toujours à se remettre en question et ont des propositions très personnelles. Ça rappelle la diversité de cette danse.

Le public retrouvera aussi les rendez-vous que nous proposions chaque année : Carte blanche à un artiste, une soirée Nouvelle scène pour l’émergence, la soirée internationale que nous reprenons après le covid 19, le Kalyspo en famille avec des propositions qui peuvent concerner les enfants, comme Casse-Noisette de Blanca Li, Boys don’t cry d’Hervé Koubi, Sur le fil de la compagnie Pyramide qui sont des formats avec beaucoup de danseurs au plateau. Les plateaux partagés où l’on peut proposer soit des compagnies émergentes, soit des propositions qui représentent la danse hip-hop. Cette année on fait un focus sur le waacking et l’électro en invitant Mazel Freten et Josepha Madoki. Voilà le squelette, la structure de Kalypso. 

DCH : Quels sont vos rapports avec vos partenaires ?

Mourad Merzouki : Ce sont 26 villes qui accueillent des compagnies qu’ils choisissent, le plus souvent eux-mêmes, car Kalypso n’impose pas de compagnies aux théâtres. Nous organisons un tour de table, nous les écoutons, c’est très collégial, et ce qui est formidable, c’est que ces 26 villes génèrent une diversité de propositions : des chorégraphes les plus engagés aux plus divertissants. Au finale, le festival présente des spectacles très complémentaires. Pour cette édition, nous avons beaucoup de musique sur scène. A commencer par Phénix qui a pour point de départ le partage du plateau avec une viole de gambe jouée par Lucie Boulanger. C’est une toute petite forme, très intime et c’est très récent. Il y a également la compagnie Chikri’z et Fouad Boussouf qui ont des musiciens sur le plateau. Donc c’est une tendance cette année.

DCH : En étant, avec Kader Attou, les premiers directeurs  de CCN issus du hip-hop, peut-être aviez-vous d’autant plus un sentiment de responsabilité vis-à-vis des tutelles comme des autres artistes du hip-hop.

Mourad Merzouki : Je me souviens en 2008, 2009, souvent, il fallait se battre. C’était un peu dur, déstabilisant, parfois ça nous ramène à des réalités qui sont les nôtres, c’est-à-dire d’enfants issus de l’immigration, auxquels la danse a permis de prendre de la distance, de la hauteur. Et nous savons à quel point ça a été précieux pour nous. Et c’était aussi une responsabilité pour ce que le hip-hop a apporté à notre société en procédant à des changements subtils dans les représentations de la jeunesse des quartiers populaires. La danse et ceux qui la pratiquent ont permis de faire en sorte que certains regardent ces jeunes d’un autre œil. Pour moi c’est aussi un combat sociétal au-delà de ce challenge artistique.

DCH : Au-delà du festival qu’est-ce que vous gardez de plus fort de ces treize années passées à la direction du CCN de Créteil ?

Mourad Merzouki : Diriger un CCN n’est pas quelque chose de simple, car nous passons d’artiste chorégraphe à directeur d’équipes, en lien direct avec le politique et l’institution. Nous sommes donc amenés à élargir notre langage, notre rapport aux autres. Et franchement, ça a été passionnant, parfois déstabilisant, mais ça a été un très joli combat. Quand je dis combat c’est parce que, encore une fois, ce n’était pas gagné à l’époque. Certains nous renvoyaient à un phénomène de mode, à de l’éphémère. Pour ma part, ça m’a permis de continuer mon travail de créateur dans un environnement optimum, car disposer d’un studio et en avoir les clefs, ça fait sourire, mais c’est essentiel. Car sinon, les compagnies dépendent de créneaux de répétition ici ou là. Or nous ne sommes pas des juke boxes, nous ne créons pas de de 10h à midi et de 14 à 16h. Un CCN nous apporte les conditions juste nécessaires pour pouvoir se renouveler et continuer à être créatif, ainsi que des moyens bien entendu, de la visibilité, le confort d’avoir une équipe à ses côtés, pour développer tous ces projets. Donc, ça a été pour moi un moment très important dans ma vie de chorégraphe et de directeur, et puis Créteil est une ville que j’ai appris à aimer avec les années, elle est riche de ses habitants, de sa diversité, avec un maire qui est juste formidable. Pour moi c’était encourageant car j’étais au cœur d’un aspect du travail capital à mes yeux, c’est-à-dire rapprocher les mondes, les histoires, les générations. C’était donc un terreau pour faire un travail de lien entre le monde de l’art, et un public qui, au départ, ne connaissait pas ou… n’avait pas de lien direct avec cette esthétique, ou avec la culture en général. Ce sont donc treize belles années où j’ai beaucoup appris et j’espère que ça servira à ceux qui arrivent dans ces maisons et les accompagner encore mieux dans leurs projets, dans leur confiance. Je dis le mot confiance parce qu’au départ, il fallait tout prouver. Sur le plateau, derrière un bureau. Je retiens aussi la relation avec des équipes car j’ai eu la chance de collaborer avec de très nombreuses personnes, et c’est vraiment un plaisir quand on sent une équipe à nos côtés, bienveillante, et qui croit au projet que l’on propose, ça donne des ailes et ça permet de continuer à se réinventer et à faire le travail que l’on mène tous les jours.

DCH : Vous quittez le CCN mais allez-vous continuer Kalypso ?

Mourad Merzouki : Je rêve de garder Kalypso, non pas pour être partout, mais parce que j’ai tissé une relation de confiance, voire amicale, avec certains théâtres de l’île de France avec lesquels nous sommes en totale harmonie dans la réflexion. C’est pourquoi j’aimerais poursuivre ces relations, cette idée de rendre visible toutes ces compagnies, tous ces projets. Donc pour être totalement clair et précis, il me faut des partenaires pour pouvoir poursuivre au moins avec les deux personnes, Zélie et Anaïs, avec lesquelles je collabore sur le festival, ainsi que des espaces de travail. Je suis en étroite relation avec Didier Fusilier – c’est un peu retour aux sources avec La Villette – où j’adorerais que le Festival Kalypso soit porté. Lui, sur l’idée il trouve ça génial. Maintenant j’espère que l’Etat, la Ville de Paris peut-être, la Région, vont pouvoir m’aider à donner une suite à ce festival. Mais pour l’instant, je les rencontre, et en souhaitant qu’ils prennent la mesure de l’importance d’un rendez-vous comme celui-là.
 

DCH : J’ai lu que vous souhaitiez fonder un Ballet national d’Ile de France avec José Montalvo. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Mourad Merzouki : Mourad Merzouki : C’est un rêve depuis de nombreuses années. Nous sommes voisins avec José puisque ses bureaux de directeur de la Mac de Créteil sont à l’étage au-dessus du CCN. Nous nous connaissons depuis presque trente ans. Nous avons tous les deux fait le constat que nous travaillons avec des danseurs souvent un peu autodidactes, comme moi je l’ai été. Nous ne venons pas du Conservatoire, nous avons appris la danse avec les copains, et nous n’avons jamais eu d’espace pour renforcer, développer, notre technique ou nos idées. Aujourd’hui, c’est un endroit où subsiste une forme de fragilité pour les interprètes. Dans les années 90, le danseur de rue qui montait sur scène pouvait « passer », parce qu’il y avait l’attrait de la nouveauté, il dégageait quelque chose de frais, de généreux.

Aujourd’hui, se limiter au côté démonstratif de cette danse, ne suffit plus, ni pour nous, ni pour le public. Comment aller un peu plus loin avec ces mêmes danseurs ? Comment les pousser dans leurs qualités technique, d’interprétation, d’ouverture. Actuellement il n’y a pas d’espace pour cet aspect des choses. Donc les chorégraphes issus du hip hop, dont je fais partie, sommes obligés de créer et former en même temps. Et c’est difficile sur un temps court. Il faut les former et être inventif. Alors que si les interprètes sont formés, s’entraînent, répètent, toute l’année ; s’ils ont les conditions matérielles et financières pour faire ce travail de recherche, je pense qu’à l’avenir nous verrons des danseurs plus performants, mieux préparés à la création. En discutant avec José, nous avons pensé que ce serait génial d’inventer un ballet, un collectif, pour le hip-hop. 

Dans les années 80, il y a eu la création des CCN qui a permis de faire évoluer la danse, de continuer à partager un outil optimisé pour des artistes qui ont pu pousser leur travail. Maintenant, il faut penser la même chose pour les danseurs, afin qu’ils puissent aller plus loin, que nous puissions les accompagner tous les jours. Ce n’est pas en faisant des stages par ci par là ou en leur donnant les clefs de 18 à 22h. …

Nous en avons parlé à Valérie Pécresse, elle s’est montrée très sensible au projet. L’Etat moins. Si ce n’est pas nous qui mettons sur pied ce ballet ou collectif, ce sera peut-être d’autres, mais pourvu que l’on créée au moins l’étincelle pour accompagner tous ces danseurs dans leur parcours.
 

DCH : Dernière question un peu subsidiaire. Pourquoi K ?

Mourad Merzouki : Au départ quand j’ai quitté Accrorap en 95, ça a été très dur car je quittais en même temps mes copains d’enfance, Kader Attou, Eric Mezino, Chaouki Saïd, je me retrouvais un peu seul. Jeune. Et quand j’ai voulu rebondir sur un autre projet, je n’avais pas l’énergie de créer une autre compagnie. J’ai donc créé un spectacle en attendant de voir ce qu’il se passe. Et donc le spectacle était Käfig, la cage en arabe et en allemand. Car il y avait des danseurs d’origine arabe et une danseuse allemande. Et puis, la cage, l’enfermement. Et donc Käfig, avec un K. Après avoir joué à La Villette certains programmateurs essayaient de contacter M. Käfig. Du coup j’ai eu l’idée de garder le nom pour la compagnie. Et puis MerzouKi Käfig… je ne voulais pas donner mon nom, et après c’est devenu une espèce de jeu, une déclinaison. Pôle Pik à Bron, Karavel, c’est comme un petit et puis c’est resté, comme un contrepied peut-être.

Propos recueillis par Agnès Izrine

Festival Kalypso 10eéditiondu 5 novembre au 16 décembre 2022

10 ans 10 chorégraphes
En Haut : Kader Attou, Hamid Ben Mahi, Grichka Caruge, John Degois , Anthony Egéa
En bas : Jann Gallois, Mehdi Kerkouche, Abou Lagraa, François Lamargot,  Valentine Nagata-Ramos

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