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Entretien avec Lutz Förster

Lutz Förster participait à la création du Sacre du printemps en 1975, avant d'intégrer le Tanztheater Wuppertal trois ans plus tard. Il a évolué en son sein pendant plus de quarante ans, au point d'en assurer la direction artistique de 2013 jusqu'à ce jour. Nous l'avons rencontré à la faveur de la programmation, ce printemps à Paris, des pièces Água et Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört. A quelles conditions l'héritage artistique de la célèbre chorégraphe allemande peut-il être entretenu sans se dénaturer ?

Danser Canal Historique : Au moment de la disparition de Pina Bausch (30 juin 2009) et dans la période qui a suivi, a-t-il été évident à tous que sa compagnie devait être maintenue pour assurer l'entretien de son répertoire ? On peut se souvenir que la compagnie de Dominique Bagouet préféra se dissoudre ou que Merce Cunningham avait laissé des instructions pour l'arrêt de la sienne.

Lutz Förster : C'est une période que je n'ai pas vécue très directement à titre personnel, puisque j'enseignais alors à Essen. Je n'étais pas intégré aux effectifs de la compagnie même si j'en dansais certaines pièces. Ce qui a été très important a été le tournage du film de Wim Wenders, qui s'est présenté alors comme un but, un nouvel enjeu de création, un travail pour la compagnie. Pour tout le monde, il était assez évident de continuer.

DCH : Avec quels arguments ?

Lutz Förster : Dans le monde entier, le public veut voir les pièces de Pina Bausch. C'est très simple. L'intérêt pour ce travail n'a pas baissé. Et les danseurs ont envie de les interpréter. Pourquoi arrêter ? Les spectacles sont vendus. Le public est enthousiaste. Il se renouvelle. Beaucoup de jeunes viennent voir et sont eux aussi touchés. Ça m'étonne moi-même à chaque fois. Parmi une quarantaine de pièces, il est à considérer que certaines sont des chefs-d'oeuvre, à la hauteur de la condition humaine, et qui ne changent pas de statut au fil des saisons. Ce sera le cas de Sur la montagne on entendit un hurlement au Théâtre du Châtelet, qui nous paraît si actuelle. L'œuvre de Pina Bausch est tellement bien structurée qu'on y trouve quelques Mona Lisa.

DCH : De combien de danseurs et danseuses est aujourd'hui constitué l'effectif de la compagnie ?

Lutz Förster : Trente-cinq. C'est plus que du temps de Pina Bausch. Je l'ai demandé et je l'ai obtenu. Il y a des gens dans la compagnie qui dansent certaines pièces, mais pas d'autres ; cela pour des raisons de capacités physiques notamment. L'échelle des âges va de 24 à 65 ans. Danser ces pièces requiert une maturité nécessaire, mais beaucoup d'énergie aussi. Si on veut que la compagnie continue, il y a tout un travail d'entraînement à faire.

DCH : De combien était cet effectif du temps de Pina Bausch ?

Lutz Förster : C'était fluctuant. Elle avait aussi recours à des invités. Dans l'ensemble, disons qu'il y a aujourd'hui six danseurs de plus.

DCH : Sont-ils tous permanents, rémunérés en tant que tels ? La compagnie est-elle confrontée à un risque de retrait de certains financements ?

Lutz Förster : Tous sont permanents. A grands traits, la moitié du budget provient de la vente des spectacles et l'autre moitié des aides extérieures, essentiellement la ville de Wuppertal et le Land de Rhénanie-Westphalie. Il n'y a eu aucune tendance au retrait de ce côté là, au contraire, fait d'autant remarquable que Wuppertal est une ville très pauvre, au point d'avoir dû fermer le théâtre, par manque de moyens pour le rénover. Mais cela aura valu, pour la première fois, une aide de l’État qui a donné une somme énorme pour ce chantier. Il faut savoir que dans la tradition politique allemande contemporaine, l’État est tenu à l'écart de l'intervention directe dans les financements artistiques. En revanche, il faut aussi mentionner le rôle non négligeable de la Fondation Pina Bausch.


 

DCH : Est-ce que vos tournées on tendance à se modifier, sur le plan géographique ?

Lutz Förster : Cela a toujours évolué. Et ça continue, sans plus. Aucun phénomène extraordinaire n'est à observer sur ce plan. Il y a les grands rendez-vous très fidèles, comme à Paris. D'autres à un rythme plus espacé, tous les trois ans par exemple. Il y a enfin un volant de partenaires qui se renouvellent.

DCH : Qui décide de la composition de vos programmes ?

Lutz Förster : Là encore, c'est assez varié. Il peut y avoir des invitations adressées à la compagnie en général, ou bien des demandes pour des pièces bien particulières (par exemple cet été dans les arènes de Nîmes, avec Le Sacre du printemps et Café Müller). Sinon, nous choisissons. Nous devons offrir aussi des spectacles au public de Wuppertal, qui n'est pas très nombreux et qu'on ne peut lasser en lui montrant toujours les mêmes pièces. Cela nous encourage à montrer des pièces qui n'ont pas été vues récemment.

DCH : Est-ce qu'un souci méthodique d'entretien du répertoire influence vos choix ?

Lutz Förster : Pas vraiment, en ce sens qu'il y a nécessité de conserver toutes les pièces, d'une certaine façon. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'y a pas eu, à cet égard, une rupture nette provoquée par la disparition de Pina Bausch. C'est qu'elle a travaillé pendant trente-six ans, avec un important répertoire, et un souci permanent de conserver toutes ses pièces. Nos programmes ont toujours été composites, entre l'ancien et le nouveau. Donc, nous nous retrouvons à poursuivre aujourd'hui ce que nous avons toujours fait. C'est un modèle complètement différent de celui de Dominique Bagouet, par exemple, que vous évoquiez tout à l'heure.

DCH : A partir de quelles sources travaillez-vous ?

Lutz Förster : Elles abondent : les photographies, les livres, des centaines de vidéos. Tous les spectacles ont été filmés. Enfin, très important évidemment : la propre mémoire des danseurs, qu'ils soient ceux des origines d'une pièce, mais aussi les autres, qui prirent le relai ensuite. Avec là encore, une logique de continuité.

DCH : Votre programme, ce printemps à Paris, a été diversement commenté, associant une grande pièce grave, Sur la montagne on entendit un hurlement, et Água, qu'on peut considérer comme bien mineure.

Lutz Förster : Água n'est pas la seule pièce de Pina Bausch que certains considèrent superficielle. Elle avait parfois cette façon de réagir à un contexte désastreux, pesant, en y opposant un moment de joie, de fantaisie, de pur plaisir. Souvent, c'est quand elle se sentait bien qu'elle avait la force de faire des pièces très lourdes et très sombres. Et au contraire, quand elle se sentait mal, elle recherchait de la légèreté. D'où la pertinence de la tension entre ces deux pièces, qui attestent d'une vérité artistique de Pina Bausch.

DCH : Avez-vous une méthodologie particulière de transmission entre anciens et nouveaux interprètes d'une pièce ?

Lutz Förster : Encore une fois, et au risque de vous décevoir, il s'agit de poursuivre ce qui s'est toujours fait dans cette compagnie. Certains très nouveaux peuvent donner l'impression qu'ils sont là depuis des années, quand d'autres sont plus lents à s'ajuster. Mais tous bénéficient d'une immersion, où beaucoup de membres de la compagnie se préoccupent de les guider, les aider, leur transmettre. Entre les trois générations qui cohabitent dans la compagnie, on va trouver des sensibilités, des modes de vie et des conceptions du travail forcément très différents. A mes yeux, il y a là un avantage énorme pour les spectacles qui trouvent une part de leur vivacité dans cette façon de répercuter le monde dans sa diversité. J'aime profondément cela.

DCH : Toutefois, on est frappé de la façon dont le moindre des gestes dans une pièce de Pina Bausch est très exactement défini, et reproduit à l'identique, alors même que les personnages sont pourtant profondément incarnés, traversés par les personnalités d'interprètes.

Lutz Förster : Dans la derniere version de Kontakthof encore dirigée par Pina Bausch (originellement créée en 1978), il n'y avait plus un seul danseur des débuts. Chaque fois qu'une personne s'en va et est remplacée, sa partition devient un pur rôle, et il n'y a guère à se tromper. Si je joue Richard III de Shakespeare, il y a un texte, que je peux apprendre. Quand on joue une symphonie de Schumann, il y a une partition avec des notes qui sont toujours les mêmes. Cela ne veut pas dire qu'on n'y mettra rien de sa personnalité. C'est même ce qu'on attend de tous les musiciens, pour éviter de tomber dans la fadeur.
Disons que certains rôles sont plus difficiles à remplacer, d'autres plus faciles. Et je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre appréciation sur la stricte reconduction de la forme des gestes. Il faut notamment considérer que Pina Bausch n'a pas toujours laissé la même place à l'improvisation des interprètes. Ses pièces des années 70 reviennent intégralement à son écriture propre. Même Konthaktof, qui semble si incarnée, si "vécue", est à reverser strictement à son écriture personnelle. Cette parenthèse refermée, je dirais que les divers rôles sont plus ou moins rattachés à leur interprètes d'origine. "Certains ne sont pas remplaçables", disait Pina. Alors, on ne les joue pas.

DCH : Lesquels, par exemple ?

Lutz Förster : Je ne peux pas vous le dire.

DCH : Dans la reprise des pièces, est-ce que vous vous interrogez sur l'évolution du contexte, le fait que les corps ne sont plus les mêmes, que la culture du public a changé, que les références politiques, historiques, considérables pour entendre l'œuvre de Pina Bausch, résonnent très différemment selon les époques. Pina Bausch ne fut-elle pas l'artiste de la sortie allemande de la Seconde guerre mondiale, du mur de Berlin, de la bande à Baader ?

Lutz Förster : Non. Pas du tout. On ne prend rien de tout cela en compte. Beaucoup de gens ont essayé d'élucider les sources de l'oeuvre de Pina Bausch. Ils échouent. C'est tout un faisceau d'influences, de rencontres, de voyages. Pina Bausch allemande ? Je ne dirais même pas qu'elle est européenne. C'était une femme de l'Humanité, qui a pris des choses partout, les a observées et intégrées à ses pièces. Le public ne change pas, lui non plus. En tout cas, pas dans ses réactions. Les pièces de Pina Bausch touchent à des dimensions tellement essentielles, aux sources de la violence, ou de l'amour, qu'elles ont une dimension invariante et universelle qui parle à des gens de tous pays et de tous âges – mais chacun à sa façon, dans un rapport singulier.

DCH : Comment sont choisis les nouveaux membres du Tanztheater Wuppertal ?

Lutz Förster : Pour le dernier recrutement, en 2015, nous étions six membres de la compagnie pour opérer le choix. J'avais voix prépondérante en cas de divergence mais je dois dire que tout s'est fait à l'unanimité. Nous avions reçu deux mille candidatures, mais avons auditionné quatre cents personnes, en descendant jusqu'à six. Deux autres avaient été recrutées l'année précédente.
Nous sommes restés fidèles à la manière de faire de Pina Bausch : bien sûr il faut un niveau technique, et l'histoire fait que c'est le bagage classique qui est le plus universellement partagé, alors que les courants modernes sont beaucoup plus divers. On se ramène donc à ce référent commun, dont un cours de la compagnie reste quotidien. Mais ce n'est pas pour faire du classique, et c'est bien l'attitude face au répertoire de Pina Bausch qui est le plus important. Il y a donc une question de personnalité, de caractère humain, qui est décisif pour le recrutement.

DCH : Vous avez tenté l'expérience d'un premier programme de pièces commandées à des chorégraphes invités. Il n'a pas été mis en tournée. Quel bilan en tirer ?

Lutz Förster : Cela s'est passé en septembre 2015, avec notamment une pièce de François Chaignaud et Cécilia Bengolea. Il s'agissait d'une tentative, les danseurs de la compagnie s'y sont investis avec une sincérité énorme et ont administré la démonstration qu'ils sont tout à fait capables d'autre chose que le seul répertoire de Pina Bausch.
Ce programme n'est pas parti en tournée, conformément à ce qui était prévu. C'était un essai. Mais je dois dire que je suis resté complètement à l'écart de ce projet. Le choix des chorégraphes invités a été effectué par les partenaires artistiques de la production, extérieurs à la compagnie. J'aimerais d'ailleurs rappeler que lorsque j'ai accepté de prendre la direction artistique de la compagnie en 2013, je n'étais pas du tout demandeur, et que c'était annoncé pour durer deux ans.

DCH : Du reste, votre successeur a été désigné, en la personne d'Adolphe Binder.

Lutz Förster : Adolphe Binder a été désignée intendante de la compagnie. Elle l'était jusqu'à ce jour pour l'Opéra de Göteborg. Elle n'est pas chorégraphe, ni danseuse. Elle a étudié le théâtre. Elle est très connectée dans les réseaux artistiques. Mais de fait je ne la connais pas, je ne l'ai pas choisie, je ne sais pas quel est son projet. Elle a vu quelques pièces de Pina, je sais, mais n'en semble pas très familière. Je ne sais pas comment elle va faire. L'idée est-elle qu'il y ait plus de nouvelles pièces de commande ? C'est la ville, et la direction administrative qui ont choisi cette personne, sans participation de la compagnie.

DCH : Vous n'avez pas l'air très enthousiaste ?

Lutz Förster : je n'ai pas à exprimer de point de vue. Ma mission se termine là, en même temps que ma participation à la compagnie. J'observerai de loin.

DCH : La Fondation Pina Bausch a, elle aussi, une importance stratégique pour l'avenir…

Lutz Förster : Ils ont les droits, donc un pouvoir de décision, notamment pour accorder la reprise des pièces par d'autres compagnies. Cela vient d'être fait par l'Opéra de Munich, avec Hier, aujourd'hui, demain, qui remontait à 2002. Il y a d'autres demandes. Leur rôle est d'apprécier les capacités des compagnies qui expriment des demandes. Après quoi ils se tournent vers les danseurs du Tanztheater Wuppertal, ou vers des anciens. A Munich, les quatorze danseurs d'origine ont transmis leurs rôles, parmi lesquels certains ne sont plus membres de la compagnie.

DCH : On a connu le cas de compagnies maintenues après la disparition de leur chorégraphe fondateur, et qui ont décliné inexorablement. Celle de Martha Graham par exemple. Etes-vous confiant concernant le Tanztheater Wuppertal ?

Lutz Förster : Je ne suis pas un oracle. Je ne suis pas Cassandre. Pour entretenir un répertoire au bon niveau, outre des équipes pleines d'expertise, il faut avoir beaucoup de patience, prendre beaucoup de temps, et ressentir beaucoup d'amour pour ces pièces.
J'ai pu observer une reprise dite "évènementielle" de La table verte de Kurt Joos. Voilà bien une pièce qui présente une structure indestructible. Mais ce que j'ai vu, à mon sens n'est pas la pièce. Les gens qui l'enseignent n'ont, apparemment, aucune idée de la qualité des mouvements. Ils donnent à voir l'alignement des os, sans la chair. Et que dire de la reprise du Sacre de Nijinsky pour le centenaire ? Je doute beaucoup. Mais la dégradation n'est pas une fatalité. A condition qu'on voit les dangers.

On me dit que le film de Wim Wenders a été un grand événement. Que l'exposition sur Pina en cours à Bonn est un grand événement. Que la première de la reprise à Munich est un grand événement. J'espère que certains savent qu'il existe autre chose que la culture des événements, et qu'il faudrait éviter que Pina Bausch finisse par s'y égarer.
Je veux bien être optimiste. Mais les gens sont faibles. Et la vanité tentante. Avec Pina Bausch, on se mettait derrière les œuvres, pas devant. En allemand, il y a le mot Demus qui signifie l'impératif de laisser de côté les fausses ambitions, pour mieux servir l'essentiel. Des possibilités sont là : des gens ont une grande connaissance de cette œuvre, d'autres encore nombreux ont travaillé avec Pina, on maîtrise les outils de la transmission, et il y a de l'argent et de l'ambition à Wuppertal. Maintenant, il faut prendre des décisions. Et la modestie devant les œuvres doit s'entretenir.

Propos recueillis par Gérard Mayen

 

 

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