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Entretien avec Jan Lauwers

Jan Lauwers reprend Place du Marché 76 au T2G, théâtre de Gennevilliers à partir du 3 mars 2015. Une belle occasion de rencontrer cet artiste, écrivain, metteur en scène et plasticien qui dirige la Needcompany depuis 30 ans.

Place du marché 76 est une métaphore de ce qui se passe en Europe, affirme Jan Lauwers, auteur et maître d’œuvre d’un spectacle à traverser avec lucidité. Au début, on s’extasie devant la carte postale : voici un village, charmant, et voilà ses habitants, que soudent un drame commun. Tandis qu’autour d’une fontaine sans eau et bientôt trempée de sang, les survivants esquissent le fragile tracé d’une solidarité recomposée, des catacombes remontent d’autres vérités. Le diable habite la maison du voisin. La bête immonde est loin d’être morte.

Danser Canal Historique : Jan Lauwers, vous avez dit que Place du Marché 76 était le reflet de ce qui se passait en Europe au moment où vous l’avez créé, soit en 2012. L’écririez-vous autrement aujourd’hui ?

Jan Lauwers : Je pense que je l’écrirais différemment. Quoi que ce soit déjà assez violent… Mais je n’en suis pas sûr. Peut-être ne changerai-je pas le texte mais la mise en scène. En fait c’est totalement schizophrène car je suis l’auteur du texte mais quand il est fini je deviens metteur en scène. Donc je changerais sans doute le spectacle mais pas le texte.

DCH : Qu’est-ce qui changerait ?

Jan Lauwers : C’est une question difficile, qu’est-ce que la violence dans l’art en Europe ? Quelle est la vraie force de l’art ? J’étais récemment en Chine, avec la Needcompany, nous avons tourné dans trois ou quatre très grandes villes chinoises. C’est un très grand pays communiste où les artistes ne sont pas libres. Et parce qu’ils ne sont pas libres ils ont beaucoup de pouvoir. L’art moderne n’existe pas là-bas, ni le modernisme. Tout à coup, le gouvernement peut décider de jeter Ai Weiwei en prison pour les œuvres qu’il a commises. Ici on ne va pas en prison pour un spectacle.

Donc j’étais en Chine pendant six semaines, j’ai pu parler aux artistes mais aussi au public, lors de rencontres. Les chinois sont très intelligents et posent des questions très particulières. Mais on est vraiment sur une autre planète car ils n’ont aucun sens du modernisme. Et si on oublie cette dimension, on ne peut pas parler avec eux. Il a donc fallu que je trouve des clefs pour communiquer avec eux. Mais c’est là que j’ai appris que, du fait de la censure, à cause du communisme, de l’idéologie, l’artiste a une responsabilité beaucoup plus grande qu’en Europe. J’ai été très troublé par cette expérience. En Europe on peut se permettre la décadence d’un Jeff Koons. Le marché de l’art est très vulgaire, très extrême. Jeff Koons est-il un mauvais artiste ? Non, c’est un très grand artiste, mais ce qu’il fait devient vulgaire en raison de la représentation de l’art dans cette société. Ça devient décoratif. Il l’affirme d’ailleurs lui-même et ses dernières œuvres parlent de ça. Je trouve ça génial. Aujourd’hui, dans chaque chambre d’hôtel vous trouvez une reproduction d’un Matisse, ou autre, et du coup, l’art devient décoratif.

DCH : Face à cela, que doit faire un artiste selon vous ?

Jan Lauwers : Je pense que la tâche d’un artiste, c’est de poser des questions. Dans les arts visuels, c’est une démarche presque inexistante. C’est pourquoi, quand on joue Place du Marché 76, ma responsabilité est moins l’aspect politique présent néanmoins dans cette pièce, que de trouver des images autonomes. C’est-à-dire qui reposent sur elles-mêmes et sur rien d'autre. Notamment indifférentes à tout projet politique et radicalement différentes de l'objet de consommation. L’art quand il ne fait référence qu’à lui-même n’a-t-il pas beaucoup plus de pouvoir que l’art engagé ou politique ? Personnellement, je pense que oui. Place du Marché 76 parle d’une histoire cruelle dans ce petit village, mais en même temps, je donne des possibilités pour trouver des images autonomes, qui questionnent chacun et qui peuvent s’inscrire dans l’esprit du spectateur.

Je ne peux pas l’expliquer mieux que ça. Mon devoir n’est pas de changer le monde. Il est d’ouvrir des possibilités dans la conscience du spectateur. C’est un niveau qui me manque dans l’art occidental. On est trop orientés vers un résultat « vite et simple ». Du coup, je dirais que la Needcompany est en train de changer pour devenir de plus en plus radicale. Les questions s’approfondissent. La connection avec les jeunes me paraît de plus en plus claire. Ils sont très bien, très motivés, ils ont une énergie sans doute à cause de cette crise que nous traversons. Toutes ces coupes dans les budgets, partout, ce n’est pas mal, c’est bien d’avoir à lutter un peu plus.

DCH : Parce que l’œuvre a plus de nécessité ?

Jan Lauwers : Voilà.

DCH : Mais, dans ce que vous dites, par rapport à la Chine, à l’art, n’est-ce pas également parce que la démocratie, par définition, sera toujours moins forte, parce que plus libre et moins névrosée que n’importe quel régime autoritaire sinon totalitaire ?

Jan Lauwers : Je ne voudrais pour rien au monde vivre sous une dictature. Mais où est la démocratie en Occident où les pouvoirs sont concentrés dans les mains d’une oligarchie. Nous avons une dictature de l’argent qui est tellement profonde. Dans notre société, sociale, politique, artistique, c’est l’argent qui est le patron. Marx l’a dit il y a longtemps. Voilà, nous avons une dictature du capitalisme. On n’a pas le choix en tant qu’artiste. Si on ne joue pas le jeu des galeristes, on n’existe plus… mais on peut faire ce que l’on veut. Donc il y a beaucoup de jeunes qui choisissent de ne pas exister. Alors, l’art devient une activité solitaire. L’artiste veut être au centre du monde, mais c’est l’argent qui occupe cette place. Il y a donc un mur entre le monde et l’artiste. C’est catastrophique, mais c’est la réalité. Et pour les jeunes, c’est très délicat et très difficile de se poser les questions nécessaires et survivre. Maintenant, le président chinois a ordonné aux artistes d’aller à la campagne, comme pendant la Révolution culturelle. C’est cruel, mais ça existe. Imaginez que l’on dise à Jeff Koons « il ne faut pas créer pendant un an. On te paye un petit salaire et tu vas réfléchir à la campagne ». Ce serait peut-être pas mal ? Il y a des côtés positifs. Ça m’a vraiment troublé la Chine. J’avais peur d’y aller, mais les débats, les questions, la curiosité des artistes est vraiment impressionnante.

J’ai rencontré le directeur de l’Académie officielle d’état. Il m’a dit qu’il y avait 10 000 étudiants qui venaient proposer leurs dessins chaque année. Bien sûr, sur 1,3 milliards d’habitants… et ils en choisissent 100 ! Du coup, il faut bosser pour être le meilleur. Il faut lutter tout le temps. Mais tout le monde a le sourire, est de bonne humeur. J’ai été frappé par la tristesse ambiante à mon retour.

DCH : Il y a justement une sorte d’optimisme – même s’il est un peu désabusé – dans chacune de vos pièces…

Jan Lauwers : Oui. De la tendresse et de l’humour aussi ! C’est nécessaire. C’est bizarre de dire ça après les attentats à Charlie Hebdo ! Si on ne peut pas rire de quelque chose, c’est dramatique ! Mais aujourd’hui, le politiquement correct fait que nous sommes soumis depuis longtemps aux choses qu’il ne faut pas dire ou penser.

L’humour est indispensable, la dérision, l’autodérision. Une certaine ironie mais je n’aime pas le cynisme.

DCH : Vous avez une création en cours, je crois, pourriez-vous nous en parler ?

Jan Lauwers : Elle va s’appeler Le Poète aveugle. Ce seront sept portraits de sept acteurs de notre ensemble. Nous avons fait des investigations sur l’arbre généalogique de chaque acteur et nous sommes descendus jusqu’au Xe siècle.

On a construit toute l’histoire comme ça, et bien sûr, ça recoupe l’Histoire mondiale. Et j’ai constaté que ça revenait toujours aux Croisades. Tout le monde était là, à Jerusalem à manger des enfants juifs. Tout à coup, on se retrouvait cannibales. Chacun de nous a des ancêtres cannibales et c’est tout à coup l’horreur de l’Histoire qui surgit ainsi. Et j’ai écrit avec leurs informations sept textes, qui racontent leurs vies. Et le poète aveugle c’est Abul ʿAla Al-Maʿarri, un grand poète syrien du XIe siècle qu’il disait être le siècle des lumières pour l’Islam. C’est lui qui a dit qu’il y avait « deux types d’habitants de la terre : ceux qui avaient un cerveau et pas de religion, ceux qui avaient une religion et pas de cerveau ». Il y a un an, les fondamentalistes en Syrie ont décapité une statuette qui le représentait, mais presque personne ne le connaît en Europe. Donc je cite des poèmes de lui à la fin de la pièce. Il écrivait des poèmes érotiques ou philosophiques.

À la même époque, Cordoue était le centre du monde arabe. Il y vivait environ 300 000 habitants quand Paris en comptait moins de 50 000, il y avait une bibliothèque de 600 000 livres alors qu’à la même époque il en existait très peu en Europe. Les femmes avaient un rôle non négligeable, ne portaient pas de voile et traduisaient Virgile et Platon. C’est ainsi que toute la culture grecque et chrétienne a été sauvée. Elles étaient couvertes d’or car chaque page était payée en or. Il existait alors une femme, Wallada (c’est mon personnage principal) qui a inventé le salon philosophique, elle était une fine lettrée, son histoire est formidable. Elle avait tatoué sur ses bras d’un côté « j’offre la joue à mon amant » et de l’autre « j’offre mes lèvres à qui je veux ». C’était des femmes libérées. On est en pleine répétition et je suis très excité par ce processus.

DCH : Comment trouvez-vous ces sources ?

Jan Lauwers : Quand j’étais à Cordoue, j’ai vu une statuette de Wallada, mais je ne savais pas qui c’était… Il y a une sorte de parallèle avec Al Ma’arri. Et j’ai commencé à discuter avec des philosophes, des sociologues qui connaissaient très bien cette époque, j’ai commencé à lire des poèmes… Et j’ai trouvé des textes d’Al Andalus, notamment une ordonnance du roi du XVe siècle qui stipule de détruire les bains, interdit de chanter en arabe et de se laver : « les bons chrétiens ne se lavent pas, et surtout pas les parties génitales ». Et il me paraissait important de raconter cet aspect de l’Islam.

Chaque acteur est d’une nationalité différente, dont l’un, Mohammed, joue en arabe. Ça m’amuse, ce sera très différent de Place du Marché 76.

DCH : Comment choisissez-vous les acteurs de la Needcompany ?

Jan Lauwers : Je tombe amoureux. On se rencontre, on commence à parler… Je cherche des personnalités charismatiques car ce sont les acteurs qui m’inspirent.

DCH : Leur donnez-vous un entraînement particulier ?

Jan Lauwers : Nous travaillons beaucoup sur la différenciation entre présentation et représentation. Il faut être entraîné. Nous effectuons des performances de huit heures par jour par exemple dans les musées, sans mise en scène, sans direction, mais avec une critique après plutôt sévère. Donc il faut être capable de tenir huit heures ensemble. Sinon, on ne peut pas jouer avec nous. De plus, nous avons une sorte de code entre nous, qui est très clair pour la Needcomany, on sait ce que l’on peut faire ou pas et pourquoi. Mais quelqu’un qui arrive est un peu perdu. Il existe tout de même des exercices que nous faisions dans le temps mais que nous avons un peu oublié depuis. Du coup, j’ai commencé à écrire un petit livre pour expliquer ce travail. Il y a un vrai système que je peux définir et en passant donner une réponse à la théorie de l’Espace Vide de Peter Brook. Pour moi, ça n’existe pas.

DCH : Quels sont vos projets au niveau des arts plastiques ?

Jan Lauwers : Je suis en train de développer plusieurs projets, comme House of our fathers. C’est une installation pour les musées, envisagée depuis plusieurs années. L’art visuel est toujours présent dans mon travail – y compris théâtral. Je pars beaucoup en tournée et j’ai constaté que je fais des dessins de plus en plus petits, mais tous les jours, ça m’est indispensable. Donc j’ai maintenant plus de deux mille aquarelles. Je les exposerai peut-être un jour, mais ça fait partie de ma vie et je ne veux pas participer à ce marché de l’art un peu trop vulgaire. Il y a trente ans, je détestais le théâtre, et maintenant, je l’adore à cause de cet aspect politique : on ne peut pas le récupérer et on peut y parler de choses importantes. Et le théâtre ne peut devenir un art décoratif. C’est très important.

DCH : Pourquoi le théâtre peut-il l’éviter selon vous ?

Jan Lauwers : L’art naît dans l’esprit du spectateur. C’est lui, en quelque sorte, qui façonne l’image qui va s’imprimer dans sa mémoire. Quand on sort du musée ou d’un spectacle, il reste quelque chose d’imprégné. Si c’est du divertissement, il ne reste rien, c’est invisible. C’est là que l’art rejoint le spirituel.

Le monde change tellement vite, nous en perdons le contrôle. La révolution industrielle et la photographie ont changé le monde de l’art à la fin du XIXe siècle. Mais maintenant tout est beaucoup plus rapide. On ne peut comprendre encore l’influence d’Internet. Je pense que le théâtre, face à ce monde virtuel, ce monde de l’Internet est de plus en plus important. Et d’ailleurs, on ne peut pas se plaindre, les salles sont pleines !

Propos recueillis par Agnès Izrine

T2G du 3 au 8 mars 2015

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