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« Ecce (H)omo » de Pol Pi aux Hivernales

Une pièce pour découvrir l'héritage chorégraphique méconnu de Dore Hoyer ; dédoublée dans la pièce de l'artiste d'aujourd'hui en train d'explorer son propre projet.

L'affaire est sue. Connue. Entendue. Il n'y a aucune reprise de pièce du répertoire qui puisse se prévaloir d'une reproduction à l'identique. Toute nouvelle lecture vaut interprétation nouvelle. Laquelle nous en dit autant sur le regard d'aujourd'hui ; sur l'artiste qui porte ce regard. A cela, Pol Pi y donne une vigueur exceptionnelle dans son solo Ecce (H)omo. On y a parfois la sensation que deux pièces s'y tressent en une.

Jeune danseur, performer et chorégraphe contemporain, Pol Pi s'est intéressé à Affectos Humanos, cycle de cinq courtes pièces créé au tournant des années 50-60 par la chorégraphe allemande Dore Hoyer (1911-1967). De celle-ci, on sait qu'elle fut une figure de la danse expressionniste, très proche de Mary Wigman, mais qu'elle pâtit d'un terrible rejet dans l'Allemagne d'après-guerre. Tout ce qui rappelait les années du nazisme était alors refoulé, sans plus de nuances concernant les singularités esthétiques et/ou politiques des un.es ou des autres.

Sur la base de vidéos d'une part, et de transmissions autorisées dans un cadre rigoureusement sous contrôle, Pol Pi a pu aborder et assimiler les cinq courtes danses (environ quatre minutes chacune) déclinant des affects humains successivement (orgueil et vanité, désir, haine, peur, amour). C'est ce qu'il restitue sur scène. De ces thèmes découlent des danses nettement distinctes. On renoncera néanmoins à les détailler ici, de manière forcément fastidieuse.

Globalement, on retiendra une écriture chorégraphique de grande clarté, où les attaques opèrent par le haut du corps, d'autant que la gestuelle rhétorique est abondante, travaillant très activement une texture de la kinésphère proche. Haut et bas du corps sont vigoureusement scindés, les changements, pivotements et pliures des orientations vivement marqués. Les coordinations sont très nettes, dessinées depuis l'attache au sol jusqu'aux terminaisons les plus extrêmes, en animant avec franchise tout un arc corporel, à vive échine.

Or voilà que tant de netteté laisse néanmoins énormément d'ouverture au regard et au mental des spectateurs. Comment cela ? D'abord par le fait que Pol Pi ménage de larges plages à sa propre narration de l'expérience vécue par lui-même, dans la conduite de ce projet, comme dans son ressenti en scène. Et il le fait en articulant une mosaïque de niveaux divers. Donne-t-il la sensation de restituer le dialogue d'un entretien ? Alors, il occulte le propos de son/sa partenaire. Et devant ses propres mots, s'évide un espace que le spectateur, la spectatrice, sont libres de jouer par eux-mêmes.

S'exprime-t-il longuement en français ? C'est pour aussitôt embrayer dans ce qui semble en être une version traduite en allemand, mais alors d'un allemand étrange, comme mâtiné d'autres langues possibles encore, et pourquoi pas inventées. Et de son propre corps, résolument androgyne, il flotte, dans une qualité de présence toute investie de circulations. Rhétorique, il l'est tout entier, comme produit lui-même à la forge du langage et des représentations. Tout sauf définitif.

Cela fait écho au destin historique de la tragédie, de l'incertain, de l'invention de soi, et du combat de vivre jusqu'à préférer se donner la mort, qui fut celui de la chorégraphe allemande. L'interprète se teinte subtilement les joues d'une barbe qu'il ne porte pas au naturel. Mais ce n'est pas la seule raison de s'intéresser à un glissement de genre dans cette affaire. On écrit Pol Pi aujourd'hui, comme il le demande, en fonction de ses options et transitions de genre. Mais composés antérieurement, les documents fournis mentionnent Paul/a Pi. Et dans les propos tenus on capte encore d'autres retournements fugitifs.

A l'égard de tout cela, l'attention est tendue, en éveil. Un principe de dédoublements multiples œuvre en échos. Pol Pi évoque « moins une restitution, qu'une enquête qui ne cherche pas à se clore ». Une tresse se lie et se délie, entre une danse effectivement historique, rigoureusement interprétée, et les lignes interprétatives qui s'y attachent. Cela renvoie aux dépliements du sujet dansant même, dans sa présence délicatement active, inventive et sagace, recoupant l'invention de son identité contemporaine non figée.

Gérard Mayen

Spectacle vu le 13 février 2019, au théâtre du CDCN d'Avignon, dans le cadre de son Festival Les Hivernales (41e édition).

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