Error message

The file could not be created.

« A Duet » de Dovydas Strimaitis

Très jeune chorégraphe (né en 1997) lituanien, Dovydas Strimaitis, a dansé un peu pour le ballet de Marseille, mais surtout développe son propre travail, visible surtout depuis 2022 et son passage par Danse Elargie. Il présentait à Vanves, dans le cadre du festival Artdanthe, une création, A Duet, radical et qui demandait beaucoup des interprètes. Mais c'était le sujet.

 

Ils se tiennent debout à peu du centre haut de plateau nu, en épaulement : lui –  Ibai Jimenez – plus à jardin, tourné vers le 2, elle – Clara Davidson  à cour, vers le 8… Cela dure… La lumière ambrée vient de jardin : latérale à mi-hauteur. Ils portent un genre de collant chair aux découpes asymétriques qui tangente son téton gauche à elle. Ils sont en cinquième. Bien faite, ils doivent être classiques, quoiqu'en baskets. Peter Handke a titré l'un de ses premiers roman L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty…Qui est le tireur ? Un bruit, comme un métronome, rythme le silence.

 

Soudain ils s'engagent. Strict unisson. Une séquence très rythmée, type : temps levé arabesque, passé, pas de bourré, glissade, jeté coupé derrière. Et repartir dans l'autre sens. Repartir encore. Encore. Encore. Insister sur la forme. Encore.

 

 

Il s'agit bien de la taxonomie classique respectée avec soin jusque dans le port de bras. Encore. Le son monte. Le mouvement suit la pulsation dans l'exaltation machinique que peut produire cette répétition sans fin ni variation. Le procédé ne s'apparente pas à Fase (1982) de De Keersmaeker ni aux principes de la danse répétitive puisque dans ces formes, la micro-variation marque une évolution alors que ce Duet s'efforce de n'en montrer aucune. L'idée se rapproche plutôt des danses d'épuisement comme le solo de Stanislas Wisniewski pour Cécile Pégaz, intitulée Le Monde septembrisait en octobrisant lentement vers novembre (2006) dans lequel la danseuse reprenait plusieurs dizaines de fois la même séquence. Avec l’effort, la sueur collait les mèches au visage, le tee-shirt adhérait un peu plus, le souffle se hachait, la gestuelle devenait moins précise tandis qu'une forme de rage montait du mouvement acharné à tenir quand même malgré l'épuisement. Et le regard s'attachait à mesurer cette tension et à craindre l'erreur. Dans le cas de la pièce de Dovydas Strimaitis, la tension se redouble du dédoublement ! Ce n'est pas tout que de s'épuiser, encore faut-il, ici que les deux interprètes le fassent de concert, or l'un est un homme et l'autre une femme. Ce sera important.

 

Pour le moment ils se sont arrêtés ; ils mettent des écouteurs. Nous ne partageons plus ce qu'ils entendent. Ils ont repris. Vingt minutes. Les bras ne tiennent plus. Ils restent ballants. La montée de l'épuisement se fait de plus en plus clair d'autant qu'à la séquence répétée inlassablement, s'ajoute d’incessants changements d'orientation qui, s'ils donnent l'illusion de la variation, contraignent à un redoublement d'attention tandis que la fatigue du ressassement ne se dissipe pas. La musique : le second acte de Giselle, le moment où les Wilis s'en prennent à Hilarion (Allegro féroce). Les pas que s'obstinent à enchaîner les deux danseurs ne correspondent pas à ceux qu'exécutent les Wilis à ce moment précis, mais l'idée n'en est pas moins fort pertinente puisqu'il s'agit de ce moment dramatique où l'homme « surpris sur la lande par les Wilis » est condamné par celles-ci à danser jusqu'à mourir… Soit ce à quoi tend métaphoriquement s'entend  la performance répétitive dans laquelle sont engagés les deux présents interprètes.

 

 

La transe, cette « danse-à-mort » obsède l’univers chorégraphique. Ainsi, cette pulsion irrépressible qui empêche le repos et force le corps jusqu’à la mort se retrouve dans les traditions liées à la danse de Saint-Guy, dans le tarentullisme autant que dans les épidémies de danse comme celle de Strasbourg en 1518 et cette pulsion est encore au cœur des Chaussons Rouges (1948), le film réalisé de Michael Powell et Emeric Pressburger. Ainsi les deux protagonistes de ce Duet poussent donc la transe du mouvement répété jusqu'à l'épuisement avec ce clin d'œil historique que là où les femmes poussent l'homme à la danse fatale  et la série des trente-six entrechats six de Giselle en est l'illustration parfaite  ici la femme est rattrapée par la physiologie. Entre micro-interruptions, et légers décalages produit par d'impromptus soubresauts voire quelques chat-trois, la séquence répétée et changeant d'orientation use les physiques et la danseuse, à cette épreuve, « marque » plus vite ; question de capacité pulmonaire, ou d'entraînement ? Le fait est là… Respiration plus courte, transpiration, et ce tissu qui colle et semble vouloir dévoiler… Mais ne dévoilera pas. Le noir au bout de trente-cinq minutes permet quelques respirations. Cela reprend avec le métronome du début et les deux se retrouvent encore dans l'épuisant unisson. Ils se prêtent attention. Et l'on comprend que le tireur de pénalty, celui de Peter Handke (ou du film que Wim Wanders en a tiré) auquel il faut être parfaitement connecté psychologiquement, c'est l'autre… 

 

Pièce exigeante, bien menée et interprétée avec un engagement remarquable, A Duet donne envie de suivre ce jeune nom : Dovydas Strimaitis.

 

Philippe Verrièle

 

Vu le 30 mars 2023 à Panopée/Théâtre de Vanves, dans le Artdanthé.

Catégories: 

Add new comment